
PASSION • Patron du salon «La Nouvelle Poste», Antonio Mirabile, 90 ans, coiffe sans interruption depuis 70 ans. Son parcours hors norme d’immigré italien venu à Lausanne en 1956 comme saisonnier, frappe par sa résilience, son amour de la vie et son goût inné… du beau.
«Si vous ne m’aimez pas, vous venez une fois, et puis ensuite vous ne venez plus. Et ça m’arrange!» Sauf que quand on vient une fois chez Antonio Mirabile coiffeur établi à l’avenue d’Ouchy depuis… 55 ans, on y revient. Et on appelle même la presse pour signaler l’existence de ce «figaro lausannois hors norme» qui, à la veille de ses 90 ans – il les a eus le 13 juin dernier – coiffe toujours dans son salon «La Nouvelle Poste», un lieu suranné qui fleure bon un passé qui fut, un temps, grandiose…
«Ce sont mes clients qui me donnent le bonheur de vivre, explique-t-il avec un grand sourire. Je ne sais pas combien de temps ça va durer, mais si je continue à coiffer, c’est pour eux. Ce salon, c’est ma maison, et c’est bien mieux que de rester assis devant sa télé. Certains viennent se faire couper les cheveux chez moi depuis plus de 60 ans, ce sont des amis. Et puis, évidemment j’adore ce que je fais, la coiffure, c’est un art, on crée, on sculpte…»
Sicile natale
A 90 ans, l’homme porte encore très beau, avec cet accent et surtout cette élégance innée qui signent son origine italienne, sans compter un éternel sourire doux et affable, le tout lui donnant un délicat petit air de Salvatore Adamo. Né en Italie et originaire de Licodia Eubea en Catane, le jeune Antonio Mirabile, décide de quitter son pays en 1956. Il n’a que 21 ans, un diplôme de coiffeur en poche et… pas de travail, tant son pays à l’époque, est pauvre. «Cela me faisait mal au cœur de ne pas travailler et d’être encore à la charge de mes parents, se souvient-il. Partir pour gagner mon pain était une question de conscience et de principe….»
La Suisse avec son besoin de main d’œuvre, lui tend les bras, et il y entre par Domodossola, comme nombre de ses compatriotes , avec lesquels il va partager le traditionnel parcours de l’immigré italien, entre joies, peines, discriminations et… réussite. Son premier emploi, il le trouve bien sûr comme saisonnier, dans un jardin.
Une expérience de six mois qui lui permet d’apprendre les rudiments du français, indispensables pour exercer son métier de coiffeur. Rapidement, il obtient son premier véritable emploi dans un salon pour hommes situé à la Place du Tunnel, à Lausanne.
Le salaire n’est pas très bon, le patron injuste, alcoolique et ouvertement raciste, mais le jeune Antonio s’accroche. «J’ai été maltraité c’est sûr, ce souvient-il en souriant. Il vivait de mon travail car je faisais venir toute la clientèle italienne alors que lui ne faisait que se saouler».
Malgré les difficultés, il y restera sept ans, avant d’être embauché par un autre patron, suisse-allemand établi à la Riponne, trop content de voir arriver un employé si hardi à la tâche, avec en plus une clientèle toute prête. Loyal, travailleur et accueillant, le jeune Antonio ne se laisse pas faire pour autant. Par deux fois, il poursuivra ses employeurs aux Prud’hommes pour des pourboires non versés et des jours fériés non accordés. Et par deux fois, il gagnera.
Indépendant depuis 1969
Malgré ces victoires, il a d’autres visées en tête. Dès qu’il obtient son permis C, après 14 années de séjour en Suisse, il ouvre son propre salon, le… 1er janvier 1969. Et une fois de plus, le miracle et le travail à l’italienne opèrent… Dès son ouverture, «La Nouvelle Poste» fait le plein de clients, au point qu’Antonio travaille sans arrêt, y compris à midi. Mieux encore: durant les belles années, il embauche des employés «qu’il tient à payer correctement et avec toutes les prestations sociales».
«Ici j’ai vraiment trouvé le bonheur, avec tous ces clients merveilleux et d’une extrême gentillesse. J’ai pu me payer des vacances de temps en temps et j’ai même versé un peu d’argent à mon père pour qu’il puisse acheter la maison familiale, même si à sa mort, il s’était arrangé pour me rendre cet argent…»
Créer et encore créer
Pas très heureux en amour, l’homme trouve son équilibre dans le travail et dans... l’écriture, la musique et le dessin. «Ce qui est magnifique dans la coiffure explique-t-il c’est qu’entre deux clients, on a du temps pour soi. Or être seul, c’est indispensable pour créer. Alors durant toutes ces décennies, j’ai énormément lu, écouté de la musique, écrit des poèmes et des chansons, et… dessiné, surtout des nus féminins. Comment ne pas être heureux avec tout cela?» D’autant qu’il n’est en aucun cas question pour lui de retourner en Italie, lui qui n’a jamais demandé le passeport suisse, à l’époque hors de portée tant il fallait débourser «au moins 20'000 francs» pour l’avoir. «Que ferais-je en Italie? Mes parents sont morts depuis longtemps, et tous mes amis d’enfance ont quitté la Sicile en même temps que moi pour émigrer un peu partout dans le monde. Non, c’est évident, ma vie est ici au milieu des mes amis et de mes clients».
Pourtant depuis quelques années, la clientèle a beaucoup diminué. «La moitié est décédée au moment de la pandémie de Covid, un quart ne vient plus en raison de la disparition des places de parking et un quart, c’est-à-dire finalement le voisinage, vient toujours chez moi. Et cela me suffit pour me donner le sourire durant toute une journée».