Les effets pervers inattendus 
des démarches participatives

Rédigé par
Charaf Abdessemed
Lausanne

VIE PUBLIQUE • En cinq ans, la Ville de Lausanne a encadré et initié plus de 150 démarches participatives. Destinées à améliorer l’implication des citoyens dans les politiques publiques, elles rencontrent néanmoins de nombreuses limites.

C’est depuis plus d’une décennie, en quelque sorte l’alpha et l’oméga de toutes les politiques publiques. Au point qu’un peu partout, les municipalités y ont recours sans modération. Destinées à pallier le déficit d’implication des citoyens dans la vie publique et parfois le manque de légitimité des autorités, les démarches participatives ont le vent en poupe. Et Lausanne ne fait pas exception, puisque la Ville a élaboré une «Stratégie participation 2023-2026» dont l’évaluation est attendue pour 2026 et qui vise à concevoir et mettre en pratique des politiques publiques et des projets «en phase avec les besoins réels de la société civile».
Depuis 2019, près de 150 démarches participatives ont ainsi été développées par les services de la Ville et ce dans des domaines aussi variés que le développement urbain, l’architecture, le réaménagement de l’espace public, la nature en ville, la sécurité, l’intégration, etc. Avec un succès certain puisque rien que pour l’année 2023, pas moins de 20’000 personnes ont participé à une démarche participative à Lausanne.
«Mobiliser les publics»
«L’objectif de la stratégie participation de la Ville de Lausanne est double, explique ainsi la municipale Natacha Litzistorf, en charge du dossier à la Municipalité. D’une part, ancrer la participation au sein de l’administration pour que chaque projet ou politique publique soit imaginé sous l'angle de la participation et d’autre part mobiliser largement les publics et les quartiers, en s’assurant que chacune et chacun ait la possibilité de s’exprimer et de contribuer à l’évolution de son cadre de vie.» Ateliers, budgets participatif, conseils de quartiers, co-conception de projets, boîtes à idées, jeux vidéo, plateformes... les démarches participatives se déclinent en dizaines de modalités, tout en étant à Lausanne, encadrées par des critères clairs, assorties d’un suivi régulier et explicite et suivies de restitutions publiques. 
Tout est-il pour autant pour le mieux dans le meilleur monde possible? Pas forcément. Dans un ouvrage intitulé «Pour en finir avec la démocratie participative» publié cette année aux éditions Textuel, deux universitaires français, Manon Loisel et Nicolas Rio, spécialistes en sciences politiques, pointent les limites de la démarche: «La multiplication des dispositifs de participation a plutôt tendance à renforcer les inégalités d’accès à la vie démocratique, y écrivent-ils ainsi. Loin d’avoir contribué à un partage du pouvoir au sein des institutions politiques, la démocratie participative a paradoxalement contribué à sa concentration. Elle relègue au second plan la société civile organisée et les assemblées parlementaires pour mieux légitimer leur contournement».
«Obligation procédurale»
Sélectivité sociale avec toujours les mêmes profils de participants, poids prépondérant de l’administration dans leur élaboration, biais de confirmation… les griefs avancés par les deux auteurs sont multiples.  «Nous ne sommes pas dans une analyse accusatrice qui verrait la démarche participative comme un outil machiavélique aux mains de politiciens cyniques, explique Nicolas Rio, contacté par Lausanne Cités. Beaucoup sont tout à fait sincères dans leurs demandes et ne cherchent pas à instrumentaliser la démarche participative». 
Et de préciser: «Le but de notre travail est plutôt d’alerter sur les effets pervers de ces dispositifs qui aboutissent souvent à une impuissance transformatrice car elles sont soumises à un biais de confirmation: les pouvoirs publics ne retiennent que ce qu’ils veulent entendre, ce qui est fort différent de ce que l’on attend d'un contre-pouvoir. Le résultat, c’est une absence d’effets qui induit au final une défiance croissante et une désillusion en direction des acteurs institutionnels, tant la démocratie se trouve réduite à une obligation procédurale, l'obligation de résultats passant au second plan».
Du côté de la Ville, on se dit par exemple très «conscient» des difficultés posées par le risque d’homogénéité sociale des participants. «C’est bien pour cela que nous mettons en place de multiples stratégies pour élargir la participation à des groupes traditionnellement sous-représentés explique Natacha Litzistorf. En effet, certaines méthodes visent à atteindre des panels représentatifs de la population, comme lors de sondages quantitatifs, d’autres visent justement à toucher de manière qualitative un petit groupe de personnes spécifiquement identifié, comme lors d’un focus-groupe. Il s’agit bien d’éviter de déployer toujours les mêmes démarches avec le même type de public.» 

Et si on tentait le tirage au sort?

Afin de remédier aux limites de la démocratie participative, censées elles-mêmes pallier celles de la démocratie élective, Manon Loisel et Nicolas Rio auteurs du livre «Pour en finir avec la démocratie participative» proposent d’avoir recours au… tirage au sort. «L'élément central dans notre réflexion est qu’il faut inverser la manière de traiter la crise démocratique, explique Nicolas Rio, l‘un des deux auteurs. Partir de la démarche participative, c'est aller dans le mauvais sens. C’est la raison pour laquelle nous avons évoqué le tirage au sort comme un élément complémentaire destiné à remédier au déficit de représentativité des personnes exclues de la vie démocratique. On pourrait par exemple, dans la désignation des assemblées, choisir en plus des élus, un nombre de représentants proportionnel au chiffre de l’abstention, choisis par tirage au sort. Cela permettrait de tendre vers une meilleure représentativité sociologique des assemblées».

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