Face à la menace du fentanyl, Lausanne attend… mais jusqu’à quand?

Rédigé par
Fabio Bonavita
Société

DROGUES • Alors que les villes de Genève, Zurich et Bâle se préparent à gérer l’arrivée de cet opioïde qui fait des ravages aux Etats-Unis, la capitale vaudoise adopte une approche plus attentiste, misant sur la vigilance et un suivi rigoureux des substances en circulation. Une stratégie adaptée? Expert des addictions et politiciens sont partagés.

Aux Etats-Unis, une personne meurt d’une overdose de fentanyl toutes les sept minutes. Peu onéreux, inodore et terriblement addictif, cet opioïde surpuissant (lire encadré) est depuis quelques années également dans le collimateur des principales villes helvétiques qui craignent sa propagation sous nos latitudes alors qu’elles peinent déjà à endiguer la crise du crack. 
Du côté de Zurich, où des traces de cette drogue de synthèse ont été détectées, les autorités ont décidé en 2023 de prendre les devants en se rendant à San Francisco, l’une des villes américaines les plus durement touchées, afin d’évaluer les dispositifs mis en place. Autre mesure annoncée, l’achat de 1000 doses de naloxone, un antidote utilisé en cas d’overdose. 
L’épineuse question  du naloxone
A Lausanne, ville déjà affublée du titre peu glorieux de capitale du crack, Emilie Moeschler avoue redouter l’arrivée du fentanyl et ses effets dévastateurs, même s’il n’y a pas encore été détecté. Pour s’y préparer, la municipale en charge de la cohésion sociale préfère miser sur un monitoring rigoureux plutôt que sur des actions retentissantes: «Nous sommes vigilants et surveillons de très près la situation. Grâce notamment à nos dispositifs d’analyse de substances, les drug checking du Flon et à l’antenne de l’Espace de consommation sécurisé, ainsi que les échanges dans le cadre de notre cellule de coordination qui se réunit chaque jeudi et regroupe notamment le dispositif addiction de la ville, la police lausannoise, l’Office du médecin cantonal et la Fondation ABS. Cela fait plus de dix ans que nous craignons son arrivée mais si le fentanyl devait finalement arriver à Lausanne, nous le saurions, je l’espère, très rapidement.» 
La Ville a-t-elle prévu de se fournir en naloxone pour faire face à d’éventuelles overdoses? L’élue socialiste tranche: «Lausanne n’a pas le pouvoir de produire de la naloxone, comme à Zurich. D’ailleurs, les questions liées à la disponibilité des produits pharmaceutiques dépendent de la Confédération. Cependant, la Fondation ABS se prépare à former son personnel au maniement du spray de naloxone pour pouvoir être prêts si cela devait être nécessaire un jour.» Selon la municipale, l’achat de naloxone est de la compétence du médecin cantonal vaudois qui doit ensuite obtenir l’aval de la Confédération. 
Problème, l’Office du médecin cantonal nous donne un autre son de cloche. «Si le cas se présentait, il n’est pas nécessaire d’avoir une autorisation de la Confédération pour procéder à son importation. Il existe sur le marché suisse une spécialité de naloxone à usage injectable, qui permet de faire la réanimation usuelle dans les cas d’overdoses.» 
Une drogue très lucrative
Au-delà de cette cacophonie liée aux joies du fédéralisme, les autorités lausannoises et vaudoises s’accordent sur un point: il n’y a pas lieu de d’alarmer tant que le fentanyl n’est pas détecté. Michel Gandillon, porte-parole de la police municipale, précise: «Nous sommes très attentifs à tous les nouveaux produits, notamment lors de saisies, et bien entendu, nous nous concentrons sur les produits les plus dangereux dont le fentanyl fait partie.» 
Frank Zobel, directeur adjoint d’Addiction Suisse et expert reconnu dans le domaine de la toxicomanie, confirme également qu’il n’y a pour l’instant pas de signes de développement de trafic organisé de cet opioïde. Mais, et la précision est importante, il rappelle que des achats sur internet ou sur des réseaux sociaux sont toujours possibles: «C’est le principal risque: que quelqu’un commande du fentanyl par exemple, sur le darknet, parvient à se le faire livrer et le consomme à la maison sans passer par un drug checking, et qu’il fasse une overdose. C’est pourquoi les personnes ne devraient pas acheter des drogues sur internet ou alors au minimum toujours les faire tester avant de les consommer.»
Autre sujet d’inquiétude mis en lumière par Camille Robert, co-secrétaire générale du Groupement Romand d’Etude des Addictions (GREA), l’appât du gain que peut susciter cette substance: «On ne peut pas exclure que ces opioïdes de synthèse arrivent prochainement en Suisse, car ils sont intéressants économiquement pour les mafias: plus concentrés que l’héroïne, ils sont plus petits donc plus faciles à transporter ou à cacher et permettent de faire plus de bénéfices.» 
La classe politique inquiète
Face à cette menace potentielle, le député UDC Yann Glayre tire la sonnette d’alarme: «Ce qui est inquiétant, c’est que ce sont les réseaux criminels qui décident des drogues en circulation et que l’Etat ne soit qu’un spectateur, mis devant le fait accompli. Un réseau a été démantelé en Bretagne, impliquant des centaines d’ordonnances falsifiées et des milliers de boites délivrées. Les réseaux sont en train de s’organiser, de comprendre comment se procurer et fournir ce nouveau produit. Il apparait probable que Lausanne sera concernée d’ici un an. La Ville doit s’attendre à ce que la consommation de drogue augmente et que les mesures doivent être renforcées. Déjà aujourd’hui, les associations de tourisme et d’hôtellerie dénoncent des conditions d’insalubrité pour accueillir des clients, des hôtels ferment car ils n’en peuvent plus des nuisances. Ajoutez une crise du fentanyl et vous obtenez le chaos absolu.» 
Plus nuancé, le conseiller communal socialiste lausannois Frédéric Steimer a tout de même interpellé, lors de la séance du Conseil communal du  4 mars dernier, la municipale Emilie Moeschler sur la menace constituée par l’arrivée possible du fentanyl dans les rues de la capitale vaudoise. 
Sans peindre le diable sur la muraille, il estime que les autorités lausannoises doivent, à l’instar de Zurich, se positionner et prendre des mesures: «Je crois que, comme dans tout risque, s’y préparer est une manière de le mitiger.»

Une substance 50 fois plus  puissante que l’héroïne

Au même titre que la morphine, la codéine, l’oxycodone et la méthadone, le fentanyl est un analgésique initialement utilisé dans un cadre hospitalier pour soulager les douleurs. Sa particularité? Une puissance redoutable: il serait 100 fois plus fort que la méthadone et 50 fois plus que l’héroïne, en plus d’être hautement addictif. Vendue sous forme de poudre, de comprimés ou de timbres, ou bien mélangé à de l’héroïne ou à de la cocaïne, cette drogue peut être injectée, fumée, reniflée, ingérée ou collée sur la peau. Ses principaux effets sont bien connus: euphorie, somnolence, décontraction, difficulté à se concentrer, ralentissement de la respiration, nausée, vomissements, perte d’appétit et sueurs. Enfin, une dose infime de seulement deux milligrammes peut suffire à provoquer une dépression respiratoire fatale.

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