COMMERCE • Un récent rapport atteste d’une augmentation fulgurante du nombre d’épiceries bio et en vrac entre 2009 et 2023. Si la nouvelle paraît réjouissante, à Lausanne, les concernés tirent un constat plus sombre. Reportage.
«A Lausanne, je ne vois pas d’augmentation, mais plutôt des ouvertures et des fermetures rapides.» D’emblée, le constat du rapport des Artisans de la Transition, ne résonne pas tel un écho enthousiasmant chez Jean Soncini, gérant de l’épicerie Le Topinambour, dans le quartier Sous-Gare.
Sortie en novembre dernier, l’enquête s’est consacrée à la place et l’évolution des épiceries alternatives dans le paysage suisse romand. Par «alternatives», il faut comprendre «alternatives à la grande distribution». Cela comprend les épiceries vrac, bio, participatives et coopératives. Le résultat: en 14 ans, soit entre 2009 et 2023, leur nombre sur le territoire étudié est passé de 40 à 149.
Ces chiffres sont-ils la preuve d’une prise de conscience au sein de la population? Ou occultent-ils une réalité moins idyllique? Il n’aura échappé à personne que ces deux dernières années ont vu ces petits commerces mettre la clé sous la porte en nombre. Et si la période pandémique a souvent été identifiée comme le terreau d’une nouvelle conscience écologique et d’une consommation durable, les chiffres montrent que la tendance était présente avant le premier confinement. Les années 2016 à 2020 concentrent en effet à elles seules 80% des ouvertures d’épiceries alternatives en 14 ans. «Le vrac était à la mode, les gens recherchaient du local, nous vivions une vague verte attestée par les résultats aux élections. Mais le Covid a complètement rebattu les cartes», observe Jean Soncini.
La pandémie a donc plutôt signé l’arrêt de mort de bon nombre de commerçants, malgré une courte période de succès. Pourquoi on en parle encore? Parce que l’effet de la pandémie est toujours cité par les personnes concernées. «Pour nous, les années Covid ont été bonnes. Mais la suite a été destructrice; les gens ont repris des habitudes différentes, notamment avec le commerce en ligne.» L’épicerie a perdu 20 à 25% de son chiffre d’affaires par rapport à la période pré-Covid. «On se casse la figure depuis deux ans.»
Le paradoxe du shop en ligne
Quitte à utiliser des formules rebattues, disons-le: pour ces commerces, l’argent, c’est bien le nerf de la guerre. En juillet 2023, Jeannette Bichsel a repris l’épicerie Saveurs en Vrac, située à deux pas de la Riponne, en sachant que «ce n’était pas la joie et que les comptes étaient difficiles.» Actuellement, ils ne lui permettent pas d’employer une personne, même si le besoin est là. Mais, convaincue, elle compte bien rester et ne pas lâcher l’affaire. «Je suis optimiste, j’avance un jour à la fois et croise les doigts.» Mais si croiser les doigts avait déjà sauvé quelqu’un, ça se saurait. C’est pourquoi elle place beaucoup d’espoir dans la boutique en ligne qu’elle prépare pour 2025, afin d’«atteindre des personnes qui n’ont pas le temps de venir au magasin.» Jean Soncini rebondit: «Pour des petits commerces, un shop en ligne c’est beaucoup de frais à engager.» Beaucoup ne sautent pas ce pas, mais parfois aussi s’y refusent par principe, pour favoriser des liens de proximité avec les clients, mais aussi avec les fournisseurs, véritable cœur de leur activité.
Personnel en péril
Le déchirement, c’est que lorsque la survie est menacée, ce sont justement de personnes dont il faut se séparer. Le Topinambour n’a pas échappé à la règle. Quant à La Brouette, située à l’avenue d’Echallens, elle a dû prendre des mesures drastiques pour ne pas disparaître. «Nous avons réduit nos charges de personnel de presque 50% en dématérialisant notre système de gestion grâce à un logiciel», explique Pierre Jacot, membre du comité de la coopérative.
Une partie de la solution réside souvent dans l’étoffement du stock: ajouter en rayons plus de produits de consommation courante, tel que papier toilette, alcool ou produits ménagers, permet aux clients de faire un maximum de courses au même endroit. «S’ils doivent acheter quelque chose ailleurs, c’est nous qu’ils supprimeront», commente Jean Soncini.
«C’était ça ou la fermeture»
Face à ces réalités, Christelle Urfer, gérante d’Aromavrac – ouverte en 2020 - sent parfois poindre le découragement. «Les gens trouvent trop cher d’acheter local et bio, mais se procurer le dernier téléphone sorti n’est pas un problème», déplore-t-elle. D’autant qu’en étant une filiale partenaire de la Poste, elle est témoin directe des nombreux colis de shops en ligne qui vont et viennent «à gogo».
Ses «clients vrac», comme elle les appelle, lui redonnent le sourire. Mais début 2024, elle a tout de même dû diversifier son assortiment en y ajoutant des articles de loisirs de gros distributeurs: livres, jeux, coffrets cadeaux… «On est tous au bord du gouffre. C’était soit ça, soit la fermeture.» Située au cœur de l’écoquartier piéton de Pra Roman, dans les hauts de Lausanne, elle n’attire guère beaucoup d’autres acheteurs que ceux du pâté de maisons. «Si je ne tenais pas le service de Poste et n’avais pas le soutien des habitants, je ne serais plus là», conclut-elle.