EDUCATION • Dans certains établissements vaudois, tenir une classe relève parfois de l’exploit. Indisciplinés, hermétiques à l’autorité et souffrant de lacunes béantes, certains élèves usent leurs enseignants à petit feu. Témoignages.
Ce n’est pas encore la règle mais ce n’est plus seulement l’exception: en cette période de rentrée, certains professeurs se rendent en classe la boule au ventre ou avec une motivation entamée. Face à eux: des élèves démotivés, largués et/ou ne disposant pas des bases scolaires ou des compétences sociales minimales et qui le leur font payer. «Un jour, mes élèves m’ont carrément avoué: “votre matière ne compte pas et on a décidé de vous pourrir l’année pour se défouler’’. Il était presque impossible de leur enseigner quoi que ce soit. Un jour, l’un d’eux m’a traité de ‘’sale p***’’. Une fois, un autre a défoncé la porte à coup de pieds!», explique Estelle* qui avait trois classes difficiles sur dix.
La trentenaire lausannoise avait pourtant huit années d’enseignement des sciences derrière elle. Les cinq premières avaient été «un bonheur» et les trois dernières dans une école secondaire lausannoise ont confiné à «l’enfer» si bien qu’elles se sont soldées par un burnout au printemps 2023 et un changement de carrière. Son cas n’est pas isolé. «J’ai fait trois remplacements à Lausanne l’an dernier et tous l’ont été suite à des burnouts. Je ne l’ai compris qu’avec le temps car un tabou règne encore sur ce thème», confirme Pierre*. Le quadragénaire a lui-même été mis à rude épreuve en 2023-2024 notamment par un élève. «Le 80% de mon énergie passait à le canaliser. C’était épuisant. Il suffit de deux ou trois perturbateurs pour faire basculer le centre de gravité de toute une classe de 20! Avec eux, le délicat équilibre entre autorité, bienveillance et amour du savoir devient impossible à trouver», déplore le professionnel. Presque tous les établissements lausannois disposent aujourd’hui d’une classe d’isolement dans laquelle ces perturbateurs peuvent être éjectés lorsque leur comportement empêche l’apprentissage du groupe. «Cette solution est indispensable au fonctionnement correct de l’école mais devoir y recourir en dit long sur là où nous en sommes…» commente Pierre.
Parents peu coopératifs
En douze ans de pratique dans un établissement lausannois, Marie* a elle aussi constaté une «forte dégradation» en particulier dans les classes de voie générale destinée à l’apprentissage. Depuis la réforme de la Loi sur l’enseignement obligatoire et l’organisation en groupes de niveau selon les matières, certains de ses élèves changent de groupe-classe jusqu’à cinq fois par jour. «Cette instabilité complique énormément la mise en place d’une dynamique de classe normale. A chaque changement de groupe, ils doivent endosser un nouveau rôle ce qui se révèle épuisant», constate l’enseignante qui explique aussi avoir été décontenancée par l’aversion à l’effort de nombre de ses dernières volées. «Pour cette génération qui a grandi avec les influenceurs l’équation “bien travailler = bon résultat = bon job’’ ne relève plus de l’évidence. Il y a chez eux une passivité monumentale doublée de la pensée irrationnelle qu’un bon poste leur tombera tout cuit entre les dents! A l’école, «intello» demeure une insulte suprême ce qui traduit un rapport perverti au savoir et souligne l’antagonisme entre ceux qui veulent bosser et les autres.»
L’attitude des parents aide malheureusement rarement à tempérer ces problèmes. «Il devient difficile de construire des ponts entre professeurs et parents», résume Pierre. D’un côté, on a ainsi parfois des parents démissionnaires qui laissent par exemple leur gosse de douze ans s’endormir devant son écran à 2h du matin chaque soir et de l’autre ceux qui expliquent leur métier aux enseignants voire qui confrontent l’institution par avocats interposés lorsque les résultats ne sont pas à la hauteur de leurs espérances!» «Il n’y a pas si longtemps, notre métier était respecté. Maintenant, on est vu comme des fainéants râleurs travaillant trop peu», résume Estelle* dépitée.
Constats délétères
Pour corser le tout, les jeunes semblent toujours plus souffrir de pathologies handicapantes: dyspraxie, dyscalculie, dysorthographie, trouble de l’attention, hyperactivité… «On voit arriver de plus en plus de troubles de l’opposition. Soit des gamins, pas forcément à la peine scolairement mais ne supportant aucun cadre ni règle… A la moindre contrariété, ils se fâchent, insultent, se roulent par terre ou quittent la classe. Et nous sommes mal outillés pour faire face à ça», constate Marie*. «Sans parler du ravage sur les jeunes cerveaux de la double addiction au sucre et aux écrans», ajoute Pierre. Il estime qu’on est passé en une poignée de décennies de l’autoritarisme à une recherche de la coolitude où être joignable à toute heure sur un groupe whatsapp par ses élèves et leurs parents relèvent presque de la normalité…
Ces constats délétères, auparavant cantonnés au secondaire, sont désormais parfois vrais dès le primaire. Dans ce contexte, avoir derrière soi une direction solide et soutenante est vital pour les professeurs concernés. Pierre se réjouit de pouvoir en bénéficier. «Disposer d’une direction expérimentée et à l’écoute, de doyens structurants et de bons rapports entre collègues aide fortement à alléger la lourdeur de ces situations. Par contre, si on a affaire à une direction de technocrates qui fait l’autruche en se cachant derrière leurs objectifs chiffrés et leurs fichiers Excel, c’est une tout autre histoire…» n
*prénom fictif, identité connue de la rédaction