Du Théâtre Barnabé de Servion au CPO d’Ouchy, de la superproduction «West Side Story» à Beaulieu, aux fêtes des sociétés locales qui reprennent à leur sauce «Grease» ou «Les Demoiselles de Rochefort», la comédie musicale a indéniablement le vent en poupe. S’il fallait encore vous convaincre, il serait facile de citer les multiples collectifs et compagnies qui viennent d’éclore ces dernières années, de l’Open Musical au Collectif Sondheim en passant par l’association CrEW ou la compagnie Silence in The Studio, sans oublier les cursus de formations qui se multiplient, à l’image du tout récent cycle «comédie musicale» de l’EJMA.
Julien Feltin, le directeur de l’école, explique les raisons qui l’ont poussé à créer cette formation: «Cela fait plusieurs années que nous y réfléchissons, forts du constat qu’il existe une réelle demande. Mais il fallait que le projet mûrisse. La rencontre avec Frédéric Brodard a été décisive. Nous nous sommes immédiatement compris et la filière est née, avec comme objectif la formation des étudiants pour qu’ils puissent intégrer des hautes écoles à l’étranger.»
Devoir s’exiler pour pouvoir se former
Mais pourquoi envoyer les étudiants à l’étranger? Tout simplement parce qu’il n’existe aucune formation certifiante dans le domaine en Suisse romande. Pour Frédéric Brodard, le responsable de la filière à l’EJMA, «si des structures professionnelles n’existent pas ici, c’est que l’offre d’emplois dans le domaine est encore marginale.» Aude Gilliéron, comédienne lausannoise actuellement à l’affiche de «Mamma Mia» au Casino de Paris, confirme: «C’est vrai qu’il y a de plus en plus de formations dans le Canton de Vaud, et notamment des options de préparation préprofessionnelles à Lausanne, mais il n’y a pas de formation professionnelle complète. La question s’est déjà posée dans les hautes écoles de musique mais aucune n’a encore franchi le pas... Je croise les doigts pour que cela se produise un jour, à bon entendeur!» Le paradoxe est total: les projets professionnels se multiplient, Lausanne bruisse de nouveaux talents, mais on doit forcément s’exiler pour se former, voire pour travailler.
Autre difficulté, pour espérer faire de la comédie musicale son métier, il faut cumuler trois talents: savoir chanter, danser et jouer la comédie. Impossible? «Bien sûr que c’est possible, rétorque Aude Gilliéron, mais cela demande un dévouement extrême, car le talent n’est qu’une petite part du mélange magique. Ce sont des domaines qui s’apprennent, que l’on peut développer en travaillant.»
Pour Didier Borel, qui vient de fonder, avec Ysatis Ménetrey, CrEW, une association de comédie musicale, après une formation à Berlin et plusieurs projets dans le milieu germanophone, il y a un vrai problème de reconnaissance du métier qui pourrait expliquer aussi en partie le manque de formation diplômante: «La comédie musicale n’est pas considérée ici comme un genre en soi. Il n’y a pas de titre spécifique pour ce métier. En Allemagne, le titre de Musicaldarsteller est tout à fait courant et fonctionne dans toute déclaration officielle.»
Vaud, second pôle helvétique
Pourtant, Lausanne et le Canton de Vaud apparaissent de plus en plus comme le second pôle suisse pour la comédie musicale après la Suisse alémanique, et devant Genève. Noam Perakis, le directeur du Théâtre Barnabé, confirme: «Absolument. Je dirais que tout est parti en 1996 de Moudon et de Servion avec l’alliance de l’école de comédie musicale Ursula Perakis et du Théâtre Barnabé (lire encadré). Le TJP, l’école de théâtre et de comédie musicale de Pully, a aussi œuvré dans ce sens.» Tout comme Aude Gilliéron et Amélie Dobler qui, en 2014, poussent les portes du feu Lido de la rue de Bourg avec l’envie de créer une scène ouverte mensuelle autour de la comédie musicale. Le duo d’artistes fait appel à Kim Nicolas afin de les rejoindre dans l’aventure et les soirées prennent vie, avec un succès jamais démenti, aujourd’hui relogées au CPO.
Le collectif a depuis diversifié ses activités, comme l’explique Kim Nicolas: «L’objectif est de promouvoir la comédie musicale et de rassembler les forces vives qui constituent cette communauté. Depuis 2015, nous proposons également des spectacles en version courte d’une licence existante, comme «Hamilton», «Oklahoma», «Waitress» ou «Rent», qui tourne actuellement. Après avoir organisé plusieurs camps de comédie musicale, le collectif propose maintenant des workshops dans la région avec des invités internationaux. Nous allons aussi proposer des spectacles plus intimistes à la «off-broadway», c’est-à-dire des licences souvent contemporaines comprenant des équipes plus petites et des décors moins imposants.»Car l’importance des moyens à mettre en œuvre pour créer ou programmer une comédie musicale reste un frein pour de nombreuses salles de spectacles qui en intègrent encore peu à leur saison. Décors, costumes, troupe, techniciens, musiciens, tout est vite décuplé, et tout est vite cher. Cela n’empêche pourtant pas les projets de se multiplier, tant la comédie musicale parvient à conquérir un public de plus en plus large.
«La culture populaire joue un grand rôle. Les films comme «La La Land» – plus récemment «Mean Girls» ou «Dear Evan Hansen» – ont contribué à moderniser l’image que pouvait se faire le grand public. Le genre peut aussi être intimiste, dans un style plus pop, voire même rap/hip-hop. On s’éloigne des paillettes ou des formats plus traditionnels et classiques comme «Les Misérables» ou «Le Fantôme de l’Opéra»», explique Giliane Béguin, du Collectif Open Musical. «Enfin, on remarque aussi que les Revues, revenues en force depuis quelques années à Lausanne et environs, empruntent des codes de la comédie musicale et les font découvrir à un nouveau public.» Pour Aude Gilliéron, cet engouement s’explique aussi pour d’autres raisons: «Je crois qu’historiquement, la popularité du genre a toujours grandi dans les moments les plus douloureux et sombres, comme un besoin d’ailleurs, de couleurs, de joie, de divertissement extrême.» C’est vrai que le monde actuel ne ressemble pas vraiment à une comédie musicale.