«Quand ma femme et mes enfants pourront-ils me rejoindre?»

Rédigé par
Joëlle Tille
Lausanne

TÉMOIGNAGE • Afghan d’origine, Abolfazl quitte l’Iran en 2018 pour rejoindre la Suisse. Alors qu’il s’intègre sans faux pas à Lausanne, il souhaite que sa famille puisse le rejoindre. Mais plus d’une année après sa demande, l’attente devient interminable.

C’était il y a presque quatre ans. En juin 2021, Abolfazl foulait le sol helvétique, soulagé. Parti de chez lui, en Iran, en octobre 2018, l’Afghan d’origine a mis presque trois ans pour tenter de mener une vie où sa femme, ses enfants et lui ne seraient ni exclus, ni menacés. En Afghanistan, en raison de problèmes familiaux d’ordre ethniques et religieux, l’homme avait été la cible d’attaques personnelles répétées de la part du père de sa fiancée. C’est pourquoi le couple avait quitté le pays pour rejoindre l’Iran, et pour pouvoir se marier. Mais lorsque le beau-père les retrouve, Abolfazl décide de partir chercher une vie meilleure ailleurs.
Un voyage dangereux 
Après avoir traversé la Turquie, il passe d’abord huit mois dans le camp de réfugiés de Moria, sur l’île de Lesbos, en Grèce. «C’était comme une prison; des milliers de personnes sous tentes dans une forêt, loin des villes, sans électricité, ni eau ou toilettes.» Quand il réussit enfin à rejoindre Athènes, Abolfazl s’y retrouve coincé durant un an et demi. C’était en 2020 et la pandémie de coronavirus battait son plein. A 16 reprises, il tente de quitter la Grèce par la voie aérienne pour finalement tenter de rejoindre un port, où un bateau le mènerait directement en Italie. «Avec mes amis, nous sommes montés dans un camion, un frigo pour poissons. Nous sommes restés 5 heures dedans. Je me suis dit: je vais mourir ici. Quand le camion s’est arrêté pour une livraison, nous nous sommes enfuis. Le trajet devait durer 1 à 2 jours de plus: on serait morts si on était restés.» 
Il finit donc par opter pour la voie terrestre. Difficilement. Albanie, Monténégro, Bosnie. Puis le plus dur: la Croatie. «C’était très dangereux. A la frontière, la police nous a tout pris; sacs, téléphones, argent. Ils ont tout détruit devant nous avant de nous renvoyer. Je me suis fait frapper.» Après deux échecs, ils en concluent qu’essayer de passer la frontière de jour est trop risqué. «On dormait la journée et on marchait la nuit. Des drones survolaient la forêt, on devait marcher lentement pour ne pas se faire repérer.» 
Lors de leur court passage en Slovénie, dernière étape avant l’Italie, la police les repère. «On a couru, pendant vingt minutes sans s’arrêter. Elle a fini par abandonner.»
En Suisse, le soulagement
Abolfazl se souvient du sentiment de joie et de soulagement qu’il a ressenti lors de son arrivée en Suisse. Après son enregistrement au centre fédéral de requérants d’asile de Zurich, il passe par Boudry et Vallorbe, avant d’atterrir enfin au foyer d’hébergement de l’EVAM de Crissier. Puis en 2022, il découvre l’espace récréatif La Grenette, à Lausanne et y trouve un accueil authentique. «On m’a dit: tu peux venir ici quand tu veux pour changer ton quotidien.» Pendant plusieurs mois, Abolfazl passe ses samedis à la Grenette et s’y fait des amis. En parallèle, à l’EVAM, il suit des cours de français intensifs qui lui permettent d’obtenir la certification de niveau B1.
En Iran, Abolfazl exerçait la profession de menuisier. Mais ici, après deux stages d’une semaine en garderie, il a la conviction que travailler auprès des enfants est la nouvelle voie qu’il souhaite suivre. Ayant trouvé sa place au sein de la Grenette, il y effectue six mois de stage en tant qu’assistant socio-éducatif et après un autre stage de six mois à la Sallaz, finit par y décrocher une place d’apprentissage dont le début est planifié au mois d’août 2024.
Une attente difficile
Avec un salaire et un projet professionnel, Abolfazl souhaite que sa famille le rejoigne. Il fait appel au Service d’aide juridique aux exilés (SAJE) pour l’accompagner dans sa demande. Le dossier, après avoir été envoyé au Service de la population (SPOP) du Canton de Vaud, devra encore passer par le Secrétariat d’Etat aux Migrations (SEM). A ce moment-là, Abolfazl a encore l’espoir que sa famille et lui soient réunis rapidement. C’était en mars 2024.
Mais les mois passent et c’est le silence radio. Jusqu’en octobre 2024, quand le SPOP demande de nouveaux documents. Six mois, c’était déjà long. Mais depuis, six autres mois se sont encore écoulés. Sans nouvelles de sa représentante au SAJE, et sans indications sur les suites à donner à la dernière lettre du canton, Abolfazl se sent délaissé, mais aussi perdu. 
Indépendance financière 
En tant qu’apprenti, il touche un modeste salaire. En conséquence, il est encore dépendant de l’aide financière que l’EVAM lui fournit. Or, dans son cas, l’indépendance financière est requise par la loi pour prétendre à un regroupement familial (lire encadré).
Pourtant, Abolfazl affirme avoir reçu à l’époque la confirmation de sa représentante juridique – qui n’a pas souhaité répondre à nos questions - que commencer un apprentissage ne serait pas un obstacle à sa demande. Mais aujourd’hui, il doute et s’inquiète. S’il avait su qu’être encore dépendant financièrement de l’EVAM pouvait lui mettre de sérieux bâtons dans les roues, il aurait cherché en premier lieu un travail mieux rémunéré qu’un apprentissage.
«Quand ma femme et mes enfants pourront-ils me rejoindre?», se demande-t-il, alors qu’il fait tous les efforts nécessaires à sa bonne intégration. Au moment de son départ, ses enfants étaient encore en bas âge. Aujourd’hui, sa fille aînée a 10 ans, et son fils 7 ans. «Nous nous téléphonons, mais ils ne comprennent toujours pas pourquoi je ne suis pas avec eux, pourquoi ils ne peuvent pas venir, pourquoi nous devons encore attendre.» Parfois, il se décourage. «Ma famille me manque. Des fois, je pense à retourner en Iran pour être avec elle.» 
Mais il repense à ce qu’il a traversé pour arriver ici, aux personnes rencontrées sur son chemin et qui l’ont aidé, et à la joie ressentie lors de son arrivée. Dans quelques jours, il fêtera ses 34 ans. Il n’a pas vu sa femme et ses enfants depuis sept ans

Marge d’appréciation

Le Secrétariat d’Etat aux Migrations rappelle que l’indépendance vis-à-vis de l’aide sociale, conformément à la loi, est en principe une condition préalable au regroupement familial auprès d’un titulaire de permis F. «Cependant, chaque cas doit être examiné individuellement et il existe des situations dans lesquelles il peut être exceptionnellement autorisé», indique la porte-parole Magdalena Rast. 
De son côté, le  juriste au Service d’aide juridique aux exilés (SAJE)Philippe Stern note qu’il y a effectivement une marge d’appréciation de la loi et que certains dossiers peuvent être défendus même lorsque toutes les conditions ne sont pas remplies. «Ce n’est pas impossible mais néanmoins très compliqué», estime-t-il.

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