Ayaz Bastemir, une success story de la Turquie à Lausanne

PORTRAIT • A Lausanne, ses deux restaurants sont devenus les lieux de rendez-vous privilégiés de la jeunesse branchée. Arrivé dans la capitale vaudoise il y a 30 ans, et parti de rien, Ayaz Bastemir est aujourd’hui à la tête d’un petit empire qui emploie plus de 120 personnes.

Il a le verbe facile, le sourire avenant et une modestie non feinte. Patron du bien nommé Groupe Loyal à Lausanne qui emploie plus de 120 employés dans cinq entreprises actives dans le transport, la restauration, la formation et la mécanique, Ayaz Bastemir est non seulement le symbole d’une intégration parfaitement réussie, mais également l’incarnation du self-made man qui a tout bâti à partir de rien.
Pourtant, rien dans son parcours n’a été facile, tant son histoire familiale et personnelle est ponctuée de tragédies. Arrivé à Lausanne en 1994, à l’âge de 23 ans, citoyen suisse depuis une quinzaine d’années, ce quinquagénaire avenant a commencé sa vie en Turquie dans une famille modeste, le père couturier-tailleur assurant la subsistance de son épouse et de ses trois enfants.
Renoncer aux études
Doué pour les études, le jeune Ayaz entre à l’université pour y suivre un cursus en économie. Alors que son avenir est tout tracé, tout doit hélas s’arrêter du jour au lendemain, lorsque son père décède très jeune, à 49 ans.  Dans un pays où il n’y a ni assurances ni filet social, le jeune homme - il n’a que 21 ans -, doit renoncer à ses études et reprend le commerce paternel, pour nourrir sa famille. «J’ai aussitôt lancé une petite entreprise sur la base de celle de mon père, se souvient-il. Au début, nous fabriquions dix à quinze pantalons par semaine, six mois après, c’était déjà 10 000 par mois!».
Des débuts compliqués
A ce moment-là, l’homme est heureux. Sa petite entreprise prospère et il a une fiancée, kurde également mais née en Suisse, qui doit le rejoindre en Turquie pour y fonder un foyer avec lui. Hélas, la tragédie frappe à nouveau. Sa mère meurt à son tour dans un terrible accident domestique. «Venir en Suisse n’était pas dans mes projets, je gagnais très bien ma vie en Turquie, avec une entreprise qui employait une vingtaine d’employés, raconte-t-il. Mais la mort de ma mère m’a précipité dans la détresse, il fallait que je quitte mon environnement».En Suisse donc, Ayaz, ex-chef d’entreprise prospère, redémarre tout à zéro. Il commence par vivoter de petits travaux, apprend le français, qu’il parle aujourd’hui parfaitement, avant de décrocher un emploi comme chauffeur chez Transport handicap.
Les débuts sont difficiles, mais encourageants. Hélas, profondément choqué par le suicide de son unique frère, âgé d’à peine quinze ans, il cumule les accidents de la route et finit par être licencié. Résilient, il devient ensuite chauffeur de taxi, et au bout de cinq ans, son employeur décède, trois mois avant la date où il devait lui céder sa concession. «De nouveau, j’étais revenu à la case départ, raconte-t-il. A ce moment-là, je me suis dit: qu’est-ce que tu sais faire?».
Résultat: il s’inscrit à la formation de moniteur d’auto-école et décroche son brevet fédéral en 2011. L’auto-école qu’il ouvre est la première pierre de son futur groupe, tandis qu’en parallèle, décidément jamais à court de ressources et de projets, il rachète une petite entreprise de transport pour enfants déficients mentaux. Travailleur acharné – de longue date il ne dort que quatre à cinq heures par nuit – ses affaires se développent progressivement. En 2017, il reprend le célèbre restaurant Cipriano au Flon. Fin 2018, décidément infatigable, c’est le Forbici qu’il crée, toujours au Flon, avec un concept novateur: «Forbici en italien veut dire «ciseau», explique-t-il avec un grand sourire. Ciseaux, c’est à la fois un clin d’œil au métier de mon père, tailleur, et au fait que désormais nous allions vendre des pizzas à couper aux ciseaux».
Valeurs à transmettre
Son exceptionnelle réussite, ce père de deux jeunes adultes, la doit évidemment à son travail, à son sens inné du commerce et à sa capacité à rebondir malgré les tragédies et les revers de la vie. Mais pas seulement. Sa philosophie de vie y est aussi pour quelque chose: «J’ai tout vécu dans ma vie, les drames, le chômage, etc. Alors j’accepte tout ce qui vient, car au fond, tout ce qui n’est pas un décès n’est jamais un problème». Agé de 52 ans, l’homme a depuis appris à déléguer à ses employés, dont il se contente de superviser, avec minutie, le travail. Il voyage plus volontiers et profite - un peu - des fruits de son labeur avec l’ambition de transmettre à ses enfants «non pas de l’argent, mais des valeurs».