Le cerveau des jeunes Vaudois dévoré par les écrans

NUMÉRIQUE • Les effets néfastes d’un usage immodéré des écrans sur la santé sont multiples et avérés, mais la grande désintoxication n’a pas commencé pour autant. Au contraire, des experts vaudois dénoncent une addiction croissante au numérique chez les jeunes enfants.

«Les écrans sont dévastateurs avant trois ans»
Anne-Marie Cruz, co-présidente de l’association Rune

«Depuis quinze ans, nous traversons une épidémie d’addiction numérique!», assène le professeur Jacques Besson. Le ponte lausannois de l’addictologie est arrivé à cette conclusion en se basant notamment sur les chiffres. Et ils sont inquiétants. En Suisse, les 12-19 ans passent jusqu’à cinq heures par jour sur leur smartphone d’après la dernière étude James. Cela n’est très bon ni pour leur santé ni pour leur développement. Et les effets sont connus: prise de poids, maux de dos ou encore troubles du sommeil, du langage et du comportement.
Effets délétères prouvés
Le Groupement romand d'études des addictions (GREA) met également en garde: «La multiplication des écrans génère potentiellement des risques. L’usage intensif des jeux vidéo, des réseaux sociaux, des chats, des jeux en ligne ou des sites pornographiques est aujourd’hui un motif de consultation.» «La fabrique du crétin digital» est l’un des premiers livres à avoir révélé l’étendue de ce désastre. Ce best-seller, paru en 2019, mettait les pieds dans le plat, à une époque où l’enthousiasme béat vis-à-vis du digital était encore la norme. «Les études scientifiques montrent qu'il y a des effets délétères sur le développement, sur la cognition, sur le langage, sur l'intelligence et les résultats scolaires», résume Michel Desmurget, son auteur. Le Français est docteur en neurosciences et directeur de recherche à l'INSERM. En mars dernier, l’ouvrage collectif «Humanité et numérique - Les liaisons dangereuses» invitait à ouvrir les yeux sur la face obscure des nouvelles technologies, arguant qu’«il en va de l’avenir de l’Humanité». Il est d’ailleurs de notoriété publique que nombre de cadres de la Silicon Valley prennent soin de scolariser leurs enfants dans des écoles… sans écrans. Autre signal, chez Facebook, Twitter, Instagram, YouTube ou Google, des repentis admettent aujourd’hui que leurs outils ont été pensés comme des «tétines numériques» susceptibles de sucer au maximum l’attention de leurs utilisateurs.
«Maltraitance involontaire»
Pourtant, un écran n’est ni bon ni mauvais en soi. «Comme les autres avant lui, cet outil doit être au service de l’humain et non pas l’enchaîner dans une pratique addictive et chronophage», aurait rappelé la pédagogue Maria Montessori si elle avait vécu notre époque. Mais remettre ces outils à leur vraie place n’est pas si facile pour les jeunes, d’autant moins que leurs parents font souvent un usage immodéré de leur smartphone, tablette, ordinateur et télévision… En outre, des études montrent que ces derniers connaissent mal les effets d’une surexposition aux écrans sur le développement de cerveaux encore immatures. «A chaque fois qu'il y a un problème de santé publique, il y a toujours 30 ans d'écart avec le consensus scientifique. Et puis, il y a toujours cet étrange équilibre entre lobbyisme et réalité…» relevait récemment Michel Desmurget sur les ondes de France Inter.
La prise de conscience commence néanmoins à poindre et certaines démarches sont entreprises sur le plan politique et juridique. Fin octobre dernier, une quarantaine d'Etats américains ont ainsi déposé plainte contre Meta. Ils estiment que la maison-mère de Facebook et Instagram nuit à la «santé mentale et physique de la jeunesse», évoquant les risques d'addiction, de cyberharcèlement ou de troubles de l'alimentation. En Suisse romande, c’est l’association «Réfléchissons à l’usage du numérique et des écrans» (Rune), composée notamment d’enseignants, logopédistes, médecins ou informaticiens, qui a récemment demandé aux parlementaires fédéraux de légiférer sur des âges de référence pour l’accès aux écrans.
Anne-Marie Cruz, co-présidente de Rune rappelle qu’il existe un large consensus scientifique sur le fait que «les écrans sont dévastateurs avant trois ans et n’ont pas de véritable bienfaits avant sept ans». La militante préconise «un enseignement au numérique plutôt que par le numérique» et fait un lien entre l’omniprésence des écrans, «qui relève parfois de la maltraitance involontaire», et le fait que, selon la dernière étude Pisa, «25% des Suisses de quinze ans ne sont pas en mesure d’identifier l’idée principale d’un texte de longueur moyenne». La Romande dénonce aussi le cliché assénant qu’il ne faut surtout pas manquer le virage du numérique: «Un enfant capable de lire et écrire correctement n’aura aucun mal à maîtriser un smartphone plus tard, mais l’inverse n’est pas vrai malheureusement.»
Même l’Unesco met en garde…
Dans son rapport «Les technologies dans l'éducation: qui est aux commandes?», l’Unesco, organisation onusienne pour l'éducation, a également apporté sa pierre à l’édifice: «On a trouvé que la simple proximité avec un appareil mobile distrayait les élèves et avait un impact négatif sur l'apprentissage dans quatorze pays, pourtant, moins d'un sur quatre a interdit l'utilisation des smartphones dans les écoles». A l’instar de Michel Desmurget, Anne-Marie Cruz voit dans la lecture «un antidote majeur à l’émergence du crétin digital». «Car à travers elle, l’enfant nourrit ses aptitudes intellectuelles, ses compétences émotionnelles et ses habiletés sociales.»

 

«Notre cerveau archaïque est ensorcelé par la nouveauté»

«Ce ne sont pas les écrans, pas plus que l’alcool, qui sont problématiques en eux-mêmes mais les consommations à risque que certains en font…», dédramatise un peu le psychiatre et addictologue Jacques Besson. Le Lausannois estime que 10% de la population est dépendante à divers degrés des écrans. «C’est-à-dire que ces outils les font passer à côté de moments humainement, intellectuellement ou spirituellement plus nourrissants…» Le spécialiste, qui a contribué à mettre sur pied des cures de déconnexion, relève que nous vivons dans une civilisation addictive. «Notre cerveau archaïque est ensorcelé par la nouveauté. Il secrète de micro-doses de dopamine quand on a un stimuli via les écrans. C’est cette récompense cérébrale inconsciente qu’on va chercher. Elle mène insidieusement à une perte de démocratie psychique jusqu’à atteindre parfois la dictature du numérique.» Chez les jeunes, le phénomène est plus problématique car leurs cerveaux sont en formation. «Jusqu’à 25 ans, la bonne plasticité neuronale contribue fortement à creuser dans leurs neurones des ornières dont il sera difficile de sortir.» Le psychiatre rappelle que nous sommes inégaux face aux addictions selon notre biologie, notre histoire et notre hérédité. «Le virtuel, c’est une illusion de présence…» résume-t-il aussi. Pour reprendre le contrôle sur les écrans, lui comme d’autres préconisent déjà de les éviter au réveil, au coucher et pendant les repas.