Des employés de la Soupe populaire dénoncent leurs conditions de travail

CONFLIT • Chargés de la distribution des repas aux plus précaires, plusieurs salariés de la Soupe populaire, dont certains étaient encore en fonction il y a quelques mois, dénoncent unanimement un management défaillant et une profonde souffrance. Une situation due au covid et «révolue» selon la Fondation Mère Sofia, qui gère la Soupe.

  • C’est à la rue Saint-Martin que la distribution alimentaire de la Soupe populaire a lieu chaque soir et trois midis par semaine. (Photo Verissimo)

Que se passe-t-il à la Soupe populaire, cette structure gérée par la Fondation Mère Sofia, très connue à Lausanne? 
Selon de très nombreux témoins, qui ont tous souhaité garder l’anonymat, il y régnerait un profond malaise depuis de longues années. «Je suis entré à la Soupe populaire avec beaucoup d’enthousiasme et d’idéaux et j’en suis sorti sept ans plus tard en burnout alors que je n’y travaillais qu’à 30%, témoigne André*. Il m’a fallu des mois et des mois pour reprendre pied».
Céline* ajoute: «Quand je vois tous les articles élogieux que l’on peut lire sur la Soupe populaire, je me dis que cela ne correspond pas vraiment à ce que je vivais quand j’y étais. En comparaison avec  mon nouveau travail, je me dis qu’ils utilisaient les gens comme des mouchoirs, tant leur management était catastrophique, approximatif et même autiste». La Soupe populaire, c’est cette équipe d’une dizaine d’intervenants sociaux secondée par un très grand nombre de bénévoles et qui, à la rue Saint-Martin, chaque soir ainsi que les mercredis, vendredis et dimanches à midi, offrent à ceux qui en ont besoin un repas chaud, une écoute et une orientation.
Travail «confrontant»
La tâche, ardue, nécessite de solides compétences. «Le rôle d’un intervenant est de recevoir les bénévoles, de les encadrer puis de procéder à la distribution des nombreux repas aux bénéficiaires en veillant à ce que tout se passe vraiment bien. Nous devons en outre les orienter si besoin vers d’autres structures du réseau d’aide sociale de Lausanne, explique Francisco*. C’est un travail très confrontant et quand je rentrais chez moi après environ trois heures de travail, il m’en fallait au moins autant pour récupérer, tant le public, très vulnérable, était vraiment difficile.» Un public difficile mais également de plus en plus nombreux, et il n’était pas rare que plus de 300 repas soient distribués chaque soir, avec parfois à peine deux intervenants sociaux pour encadrer le tout. «Dans ce travail dont la charge psychologique, physique et émotionnelle est énorme, nous étions très souvent en sous-effectifs avec un stress énorme. Nous avions beau soumettre nos doléances et nos problèmes de terrain à la hiérarchie, nous n’étions pas écoutés, témoigne Emma* une trentenaire, qui a préféré démissionner il y a quelques mois. La seule chose que l’on nous répondait à longueur de temps, c’était: "Vous êtes trop faibles pour travailler ici! La Soupe populaire, on y est pour se sacrifier!"».
«Durant des années, nous avons écrit de nombreuses lettres à la direction pour lui faire part de notre malaise, de nos inquiétudes et de notre besoin d’encadrement et de soutien, très insuffisants, ajoute André*. On a même eu des séances de supervision avec à chaque fois, la même réponse: "il faut régler les problèmes par la parole", ce qui est tout de même étrange lorsqu’on sait que dans notre public cible, se trouvent parfois des personnes ayant des problèmes psychiatriques et potentiellement agressifs».
Turnover impressionnant
Résultat: le turnover des intervenants sociaux à la Soupe populaire serait impressionnant même si, selon la fondation, neuf des douze intervenants actuellement en fonction y travaillaient déjà il y a une année. «Les horaires restreints de la prestation ne permettent pas d’offrir des taux d’activité suffisamment élevés pour rendre certains postes attractifs sur le long terme, explique de son côté Barry Lopez, le nouveau président de la Fondation Mère Sofia, lui-même entré en fonctions il y a à peine quatre mois. Si un certain turnover est observé, il n’est pas excessif ou surprenant compte tenu des conditions-cadres de la prestation».
Du reste, selon lui, l’ensemble des problèmes mentionnés ci-dessus relèveraient du passé et sont liés à la pandémie de covid. «La Soupe populaire avait alors dû servir en extérieur ses repas durant de longs mois et les collaborateurs ont dû parer au plus urgent, à savoir assurer la distribution d’un repas chaud tous les soirs, explique-t-il. Les liens sociaux s’étaient distendus sous la pression des mesures sanitaires imposées et ces exigences ont généré des tensions et affaibli l’impact du travail social».
Rythme normal retrouvé
Barry Loptez ajoute: «Depuis la fin de la période covid, la situation est très différente, la fin de l’imposition des mesures sanitaires a permis d’apaiser les tensions qu’elles engendraient dans les équipes, et les formations, supervisions et colloques peuvent à nouveau être proposés à un rythme régulier. Enfin, et selon les situations, des possibilités de supervision/debrief individuelles sont proposées. En outre, le développement des services du midi a permis d’offrir des taux d’occupation plus élevés aux collaborateurs et d’amener ainsi et aussi, plus de force et de stabilité à l’équipe». «Le covid n’a pas aidé comme partout, c’est vrai, admet Céline*. Mais à la Soupe populaire, le problème est  structurel. J’y ai travaillé avant et après le covid, les dysfonctionnements existaient avant et ont continué bien après. Les intervenants sociaux en payent le prix fort, et c’est dommage lorsque l’on sait que la fondation est subventionnée par la Ville de Lausanne».

* prénoms fictifs, identités connues de la rédaction