Lionel Baier: «Les Français sont toujours en monarchie»

CINEMA • Rencontrer Lionel Baier à Lausanne le jour de la mort de Jean-Luc Godard c’est comprendre qu’une page majeure se tourne dans l’histoire du cinéma suisse. Le réalisateur lausannois sort son septième long-métrage qui nous plonge avec ironie et humour dans les turpitudes de la crise migratoire. Interview.

Lausanne Cités: Malgré son sujet très sensible, peut-on tout de même affirmer que votre film est une comédie?

Lionel Baier: Oui! Il y avait la volonté depuis le début d’aborder ce sujet grave sous l’angle de la comédie. On a toujours peur, quand on aborde un sujet comme celui-ci, d'être donneur de leçons ou moralisateur.

Ce n’est pas du tout la posture du film…

Je me suis senti, comme tout le monde j’imagine, démuni face aux images des bateaux qui arrivaient en Méditerranée, des corps échoués sur les plages, des statistiques horribles. Je me demandais: «mais que dois-je faire? Que doit-on faire?» Je n'ai vraiment pas de réponse, mais j’avais envie de parler de ce sujet. Et je trouve que l’humour est une forme élevée de l'intelligence. Cela permet de prendre du recul, de mieux comprendre les choses, de les mettre en lumière.

Arriver à faire rire les gens sur ce sujet, c’est donc utile?

Quand on arrive à faire rire des gens, ça veut dire qu'on arrive à se comprendre. On installe un échange. La vague migratoire a commencé il y a dix ans, après il y a eu le Covid, la guerre en Ukraine, et on en parle moins, c'est devenu une sorte de bruit de fond. Il faut beaucoup d'énergie pour qu'on puisse ré-entendre quelque chose sur cette espèce de bruit de fond. La comédie peut réactiver une partie du cerveau qui n'est pas utilisée par le flux continu de l'information, de comprendre, de prendre conscience.

Avez-vous tourné dans un vrai camp de migrants?

On a recréé un camp. On s’est demandé si on pouvait tourner dans un vrai camp, demander aux gens de faire silence, puis de dire «Moteur! Action!». Mais il y avait là une forme d'obscénité. Par ailleurs, comme il sert finalement de théâtre au show politique de Merkel et Macron, je voulais que mon camp ressemble à un décor, plutôt qu’à quelque chose d’hyper réaliste. Donc on s’est installé dans une ancienne base militaire américaine qui avait servi à l’accueil des migrants mais qui n'était plus en usage.

Vous faites quelque chose d’assez rare encore dans le cinéma français: de l'humour politique. Le personnage incarné par Tom Villa est une caricature de macroniste.

Oui, bien sûr. C'est une sorte de Gabriel Attal. La France déteste le roi, mais elle a aussi peur du roi. On n’ose pas trop se moquer frontalement. Moi je peux y aller, j’ai ma carte d’identité suisse comme bouclier! Après, si le film se moque de l’emblématique couple franco-allemand, c’est en réalité tout le système Frontex qu’il questionne, un système que la Suisse finance d’ailleurs.

Le personnage de Tom Villa passe son temps à dire des énormités…

Cet ultra-macroniste qui dit des horreurs sans une once de cynisme, avec une sincérité débordante, c’est un formidable ressort de comédie. Je crois que Les Macron, Attal et compagnie sont réellement comme ça. Je ne pense pas que Macron voit le mal quand il dit qu’il suffit de traverser la rue pour trouver du travail. Il ne se rend pas compte à quel point c’est énorme et insultant, pour la majorité de la population.

Vous carambolez les genres avec élégance. On rit, on est surpris, on est ému, il y a de la colère, de l’engagement et de l’amour. C’est d’abord un travail d’écriture?

Oui. On doit trouver la précision du rythme comique et bien faire attention à désamorcer l’humour quand on veut passer à une séquence plus intime, ou plus émouvante. Je réfléchis à l’intention de chaque scène afin de pouvoir préparer au mieux le spectateur.

Votre film aborde d’autres sujets que celui de la crise migratoire: celui de la filiation, mais aussi la question du désir…

Je crois que les idéaux politiques de jeunesse sont souvent gouvernés par le désir, le désir sincère de changer les choses, le monde. Plus tard vient la raison, l'analyse, le long terme, on perd ce feu qui nous pousse à l’action directe, ou bien dans la rue pour manifester. On vote pour faire barrage, et non plus par conviction.

Vous avez beaucoup filmé Lausanne par le passé. Vous y vivez toujours?

Je passe la moitié du temps à Paris, et l’autre moitié à Lausanne, que je ne me verrais pas quitter. Je ne me sens d’ailleurs pas forcément suisse, mais totalement lausannois.

«La Dérive des Continents (au Sud)», de Lionel Baier. Sortie en salle le 21 septembre.