Jacques Carando connaît la chanson

VIE NOCTURNE • Depuis 1992, Jacques Carando et sa joyeuse équipe font chanter Lausanne à tue-tête au bar karaoké le Saxo. Véritable institution du Lausanne Gay, l’établissement reste un endroit à part des nuits lausannoises, où tout le monde se mélange avec paillettes, joie et bienveillance, peu importe le look, le genre ou l’orientation sexuelle. Rencontre avec celui que l’on appelle parfois «Le Michou lausannois».

  • Jacques Carando est un personnage incontournable des nuits lausannoises. VINCENT HOFER

    Jacques Carando est un personnage incontournable des nuits lausannoises. VINCENT HOFER

Michou, Jacques le connaissait bien. Il l’a rencontré dans les années 70, quand il montait régulièrement à Paris pour profiter des folies de la capitale française. Alors forcément ça le touche quand on le compare au célèbre directeur de cabaret parisien. Il faut dire que l’ambiance rue des Martyrs était plus qu’électrisante pour le Vaudois né il y a 75 ans à La Forclaz, d’un père qui avait une entreprise de transport. Par la force des choses, Jacques est donc devenu chauffeur de poids lourd à 18 ans, pour finir par s’épanouir en travesti à 50!

Une folle époque

Ce drôle d’oiseau, tout en plumes, strass et paillettes, l’avoue franchement: le métier de routier n’était pas vraiment fait pour lui. A l’âge de 21 ans, en 1967, il prend son premier restaurant, à Bex, avec sa sœur. En 1976, ils reprennent ensemble l’Athénée à Lausanne, à côté du cinéma du même nom. En 1982, c’est l’apothéose. Jacques ouvre L’Escale (aujourd’hui devenu le Saint Pierre), qu’on appelait alors le «Petit Fouquet’s». Tout en acajou avec des fauteuils en cuir léopard, le lieu est magnifique et accueille les stars: Michèle Morgan, Gérard Oury, Françoise Fabian, Micheline Presle, Jean Lefèbvre, Simenon… On dansait sur du disco, sur Cloclo et Dalida, il n’y avait pas de deejay, Jacques passait des cassettes, l’ambiance était folle, et les voisins déchaînés du Johnnie’s, tenu par le légendaire Baron Anken, passaient souvent chez lui. Jacques se souvient avec un air amusé: «On voyait plus d’hommes que de femmes en manteau de fourrure à cette époque à la rue de Bourg. C’était la folie.»

Extravaganza lausannoise

Dix ans plus tard, c’est l’aventure du Saxo qui commence, à la rue de la Grotte. L’établissement est d’abord un restaurant. Jacques, le patron, s’y travestit deux fois par mois pour accueillir la clientèle. On allait alors voir «la Patronne». Jacques chante, danse, fait des numéros de cabaret. Petit à petit, le bouche à oreille fonctionne, c’est le délire, le lieu de rendez-vous des garçons qui aiment se travestir, l’extravaganza lausannoise. Il se souvient avec malice: «On accueillait même parfois des hommes mariés qui venaient se travestir pour vivre leurs fantasmes.»

Pour accompagner cette folie contagieuse, il équipe le lieu d’un karaoké, bientôt rebaptisé «kara-aux-gays». Les nuits s’enchaînent dans une ambiance sans fausse note. Enfin, si, puisqu’on s’y amuse beaucoup à écorcher ABBA, Eddy Mitchell, Britney Spears, Aznavour, Sheila ou Shania Twain. L’important n’est pas tant de chanter juste, mais plutôt d’y mettre tout son cœur et d’y croire à fond l’espace d’une chanson!

Comme ils disent

Dans les années 70, c’est plutôt compliqué de vivre son homosexualité en Suisse. Les lieux représentatifs de la communauté gay se comptent sur les doigts de la main, la discrétion, voire le silence, sont de mise. Jacques se rappelle: «Mes parents sont nés dans les années 10 et 20. On ne pouvait pas leur demander de comprendre. On n’en a d’ailleurs jamais parlé. Ils le savaient peut-être. Mais rien n’a jamais été dit à ce sujet. Ni de ma part, ni de la leur. Mon père avait sept frères, dont quatre sont restés vieux garçons. Moi, j’étais la deuxième génération de vieux garçons si vous voulez!»

C’est son métier qui a ôté la chape de plomb. Avec ses établissements, Jacques a pu s’afficher tel qu’il était vraiment, et vivre au grand jour son homosexualité, en ouvrant un lieu d’expression pour la communauté gay de Lausanne. Les travestis d’hier ont laissé la place aux drag queens aujourd’hui. Toujours bon pied bon œil, et une coupe de champagne à la main, Jacques s’en amuse: «Des gays il y en a partout. Comme disait Coluche, les homosexuels ne se reproduisent pas entre eux et pourtant ils sont de plus en plus nombreux.»

Like a Saxo machine

Mais la vraie différence du Saxo, c’est surtout sa belle mixité: enterrements de vie de jeunes filles, sorties d’entreprise, soirées entre copains, artistes connus ou anonymes, couples homos, hétéros, légitimes ou non… on est bien loin de l’hétéronormisme encore ambiant! On vient chercher sa petite part de fantaisie chez Jacques, la lumière, la joie, la musique! Le patron, enfin, la patronne, en fait l’article: «Tout le monde est heureux chez moi. Quand vous passez la porte du Saxo, vous déposez à l’entrée vos valises de soucis. Cette communication entre les gays et les hétéros, c’est formidable. Au Saxo ça se fait tellement naturellement. On fait tomber toutes les barrières.»

Jacques n’a pourtant jamais été un militant, mais il a obtenu au Saxo ce pourquoi nombre d’activistes se battent: la diversité, la mixité, le respect des genres, de tous les genres, dans une fête qui ne semble jamais se finir. «Je n’aurais pas pu rêver mieux. J’ai eu une vie de travail intense, j’ai beaucoup donné, mais j’ai aussi beaucoup reçu».

Son truc en plume

A 75 ans, Jacques Carando reste un oiseau de bonheur qui picore l’instant présent. «C’est le meilleur conseil que je peux donner à la jeune génération pour qu’elle puisse s’assumer pleinement et vivre sa vie comme elle l’entend, quel que soit son genre ou son orientation sexuelle: vivez pleinement l’instant présent, et sachez vous entourer de gens positifs et bienveillants. Laissez tomber ceux qui engrisaillent la vie. On m’a toujours dit que j’étais un remède contre le cafard».

S’il a malheureusement dû arrêter les numéros de drag queen, le show du Saxo est toujours assuré par une jolie bande: Lola Collins, Maryline Paradise, Rita Cadillac, Frida Galop, Sucre d’Orge… Jacques conclut avec humour: «Moi, j’ai dû remiser mes talons compensés. Je suis un peu trop raide, maintenant, mais hélas pas là où je le voudrais.»