Alexander Frei, comme un petit deuil...

On a beau vouloir se préparer à tout, jamais on ne peut parer une tuile avant qu'elle ne s'abatte sur le coin de notre figure.

  • Tout à la fois adoré et haï, Alexander Frei a tiré sa révérence sur une ultime fulgurance.

    Tout à la fois adoré et haï, Alexander Frei a tiré sa révérence sur une ultime fulgurance.

«Des émotions comme seul le sport est capable de nous en offrir», aime à s'égosiller le chroniqueur quotidien de l'exploit éternel. On se prépare à tout, même au pire, parce que rien ni personne ne semble à l'abri d'une mauvaise surprise sur les terrains glissants de l'actualité trouble; on rêve du meilleur, parce qu'il faut bien alimenter la légende. Le sport, ses enjeux, ses paradis artificiels, ses icônes-sandwiches, ses émotions customisées...

Une tranche de patrimoine

Et soudain, à l'heure où s'en va le champion dans un ultime éclat, le buste fier et la pupille lointaine, on se surprend à devoir essuyer, à grand renfort de kleenex à la violette, ces larmes qui s'en viennent inonder nos cramoisies pommettes.Qui dit joues rubicondes, dit Alexander Frei, qui lui-même a chialé comme un gosse dimanche après-midi 14 avril, avant, pendant et après le dernier match de son assez éblouissante carrière, et Dieu sait s'il en a cassé des cailloux pour en arriver là. La tuile, c'est que plus jamais on ne verra ce petit gars bien tronchu arpenter les pelouses, efficace en diable, toujours à cheval entre rage et détermination, sacré colibrius (*) de nos bois et surfaces. Avec lui, qui fut à la fois l'un des footballeurs helvétiques les plus significatifs de l'histoire et l'une de ses plus impossibles bobines, c'est une tranche de patrimoine qui atterrit dans la grande bibliothèque aux souvenirs; un bout de nous qui s'en va, à jamais agrippé à notre imaginaire.Parce que c'est aussi ça le sport. Le public s'identifie aux acteurs et chacun, en tant que grain de sable à faire tourner l'audimat, s'octroie le droit conjoint d'aimer et de juger son idole - d'ailleurs les deux ne devraient jamais aller ensemble. Le champion s'en va, avec son cortège de louanges et de tracas. Une nouvelle vie à inventer, aussi. «Partir, c'est mourir un peu...», a dit l'écrivain québecois Jacques Renaud, avant de préciser que le vrai voyageur était celui qui jamais ne tentait de revenir en arrière.

Une ultime fulgurance

Alexander Frei, 33 ans, a raccroché ses crampons sur une énième fulgurance. Depuis lundi, il anime le costume de directeur sportif du FC Lucerne. Et nous, on a un petit deuil à faire. Qui était-il, au fond, ce joueur à fleur de peau? Et cet homme, que tout le monde a toujours voulu comprendre sans jamais parvenir à le saisir? On s'en cogne. Nous, on l'a toujours senti juste, ce gars-là, jusque dans ses erreurs. On l'a toujours senti vrai, y compris lorsqu'il mettait des masques. On l'a toujours senti bon, même quand il était mauvais. Ses dernières sorties en équipe de Suisse avaient été accueillies par les sifflets d'une foule versatile. Dimanche, dans «son» Parc Saint-Jacques de Bâle, les adieux furent réussis. Patron, encore un vieux rhum. Et s'il y en a un, au bar, qui dit du mal d'Alex Frei, je lui mets mon poing dans la gueule. * Le colibrius, par le truchement savoureux d'un non moins délicieux procédé appelé mot-valise, et qui consiste à ne fabriquer qu'un vocable à partir de deux, eh bien, dans cette espèce d'idiome, le colibrius désigne un drôle d'oiseau.