«J’en suis venue à espérer attraper le Covid pour pouvoir me reposer»
Elle a à peine 30 ans et déjà si vieille. Parce que dans son métier, lorsque l’on a six ans d’ancienneté, on est déjà vieux: en moyenne, une infirmière travaille 7 ans dans les soins, avant de passer à autre chose, usée et à bout de forces. Depuis la fin de sa formation à Lausanne, il y a 7 ans, Aline (prénom d’emprunt, identité connue de la rédaction) travaille au CHUV où elle est passée par bien des services, y compris les urgences, la célèbre «lessiveuse» du CHUV. Et aujourd’hui, elle écrit une lettre ouverte à ses patients (à découvrir ci-dessous) et veut témoigner de la réalité de son travail, rudement mis à l’épreuve par le Covid, de sa dangerosité aussi, histoire d’avoir la conscience tranquille si un jour une catastrophe venait à se produire, elle qui a pris l’engagement de servir le patient, avant toute autre considération.
Le Covid justement, a été la goutte d’eau qui a fait déborder le vase, «même si déjà avant, les choses prenaient une mauvaise tournure». «Depuis la pandémie, raconte cette jeune mère de famille, la pression a été croissante, avec une perpétuelle incertitude sur le lendemain: ne pas savoir où on sera délocalisé en fonction des besoins, ne pas savoir si on pourra être présent, ne pas savoir si on sera en sous-effectifs, etc. Et puis il a fallu gérer les familles inquiètes qui suppliaient de pouvoir voir leur proche hospitalisé, tandis que nous incombait à nous seuls le soutien du patient isolé…» Et d’ajouter, les yeux soudain embués de larmes: «J’en suis venue à espérer attraper le coronavirus. Au moins j’aurais pu me reposer dix jours ...»
La réalité quotidienne d’une infirmière au CHUV en 2020, c’est d’abord «de toujours devoir en faire plus avec toujours moins, au point que l’infirmière en perd l’essence même de sa profession». En six années d’exercice, Aline a ainsi vu sa situation se péjorer, avec de moins en moins de temps à consacrer aux patients, et de plus en plus dédié aux charges administratives et à la participation aux projets institutionnels de recherche et d’évaluation, indispensables dans un grand hôpital universitaire, mais si chronophages, s’enchaînant les uns derrière les autres, sans temps de récupération. Sans compter le côté «pompier de service» lorsqu’il faut remplacer telle secrétaire, tel médecin parfois, ou telle infirmière d’un autre service, absente pour cause de maladie.
La réalité quotidienne, c’est aussi des patients plus difficiles car souvent âgés et souffrant de multiples pathologies, à gérer et soigner dans un rythme éreintant, tout en assurant la coordination entre tous les prestataires de soins: médecins, physiothérapeutes, mais aussi assistantes sociales et autres intervenants non médicaux. Avec, comme épée de Damoclès, outre l’incontournable burnout, une responsabilité pénale de plus en plus pressante: «Si le médecin se trompe et prescrit mal, si l’aide-soignante commet une erreur, c’est nous qui devons répondre de leurs actes, déplore Aline. Notre métier connaît une charge mentale énorme, malgré le soutien psychologique dont on peut bénéficier, et une hiérarchie faite souvent d’infirmières qui ont gradé, sur laquelle on peut vraiment compter».
Manque d’effectifs
Principale source du malaise: le déficit chronique d’infirmières et d’infirmiers dont souffrent certains services, et la surcharge de travail se reportant sur ceux qui sont en fonction, «tout le temps sur le fil du rasoir, avec la crainte qu’un tout petit couac fasse dérailler l’ensemble du dispositif».
Pour Aline, l’Etat est le premier responsable de cette situation, avec des budgets calculés au plus juste, au détriment de la qualité des soins et du lien avec le patient, censé être au premier plan de la relation thérapeutique. Un budget qui par exemple, ne permet pas le remplacement du système informatique du CHUV, notoirement défaillant, et à l’origine de bugs qui peuvent être très dangereux. «C’est évident: ce système nous met en danger et met en danger les patients, pas plus tard qu’il y a une semaine, il m’a conduite à administrer une dose massive et anormale de médicament. On perd un temps fou à retrouver nos notes, les informations se perdent, et au lieu d’y remédier, on se borne à nous dispenser des formations pour… apprendre à contourner les défaillances du système!»
Et puis bien sûr, il y a le salaire, insuffisant, qui a conduit Aline et sa famille à quitter leur appartement lausannois pour en trouver un ailleurs, à un prix qui soit abordable. «A l’issue de la première vague, j’étais très fière d’être infirmière et tout le monde nous applaudissait, conclut Aline, le regard amer. Aujourd’hui, je me demande pourquoi je fais ce métier, il y a un tel décalage entre ce que l’on nous demande et ce que l’on a envie de faire. Malgré cette loyauté vis-à-vis du patient avec laquelle on nous tient, et au service duquel nous sommes censés être, je commence à réfléchir à faire autre chose».
Lisez l'émouvante lettre ouverte qu'Aline adresse à ses patients