Une année sans culture: un scénario cauchemardesque

Depuis une année, Lausanne vit sans musique ni théâtre ni cinéma, ni même musées.
Une situation inédite qui ne trouve pas d’équivalent de mémoire humaine.
Témoignages édifiants de Lausannois, anonymes et moins anonymes.

  • Impacté le monde de la culture manifeste pour sa survie. Mais toute la population est concernée. VERISSIMO

    Impacté le monde de la culture manifeste pour sa survie. Mais toute la population est concernée. VERISSIMO

«L’idéologie néo-libérale a créé le monde qu’elle voulait, un monde réduit au travail et à la production»

Dominique Bourg, philosophe et enseignant à l’UNIL

De mémoire d’homme on n’avait jamais vu ça. Même pas durant la Seconde Guerre mondiale qui a pourtant vu son lot de privations. Depuis une année, avec l’arrivée de la pandémie, la culture vivante est à l’agonie. Une interminable année sans spectacles ni concerts ni musées ni lectures publiques ni séances de dédicaces, ni cinéma ni cours de chant. Rien, si ce n’est un immense vide culturel, de ceux qui laissent l’individu à ses livres et aux spectacles en ligne, tristes ersatzs de ce que l’on appelait fièrement vie culturelle, naguère si foisonnante à Lausanne.

A son collaborateur qui durant la Seconde Guerre mondiale lui proposait de réduire le budget de la culture pour financer l’effort de guerre britannique, Churchill répondit avec lassitude «mais alors pourquoi nous battons-nous?» Oui pourquoi nous battons-nous aujourd’hui à l’heure où nous luttons contre une pandémie inédite au prix d’une négation de ce qui fait l’essence même de notre civilisation: la culture?

«Seule face à moi-même»

Pour bien des Lausannois, cette année de privation n’a pas été une sinécure. «Je me suis retrouvée face à moi-même, seule, témoigne Elodie, une employée de commerce de 27 ans. Les spectacles, le théâtre, c’est ce qui me permettait de m’évader de moi-même, d’aller vers d’autres horizons, et même d’autres sensations. Là, je n’avais plus rien, comme si j’étais devenue orpheline».

Même sentiment de vide intérieur pour Anne-Catherine Barret, responsable communication et marketing chez Dargaud Suisse. “En l’absence de cinéma, de musées, de lieux de culture de manière générale on s’est retrouvés face à une certaine vacuité, que le livre heureusement a servi à pallier».

Et d’ajouter: «La culture vivante sollicite tous nos sens, nos émotions, elle nous permet de découvrir notre propre humanité».

Serait-ce à dire que durant ces longs mois, nous avons quelque part perdu notre humanité? «Philosophiquement, deux éléments définissent l’homme: la notion de nature et la notion de culture, souligne notre chroniqueur culturel Thomas Lécuyer. Si on enlève l’une des deux, on perd ce qui fondamentalement fait de nous des humains».

«C’est un climat très lourd depuis un an. Je n’avais jamais imaginé, sans doute comme chacune et chacun d’entre nous, que nous pourrions vivre une année ou presque sans musique, sans théâtre, sans cinéma, s’étonne encore aujourd’hui le syndic Grégoire Junod, lui-même en charge de la culture et pour qui l’année qui précède a été aussi synonyme de «RHT, aide d’urgence, formulaires administratifs, annulations et reports». Ce qui a été très dur, cela a été de perdre la relation avec le public, le fait d’être ensemble. La culture vit de son rapport avec le public. C’est vrai depuis l’Antiquité».

Car en effet, à la différence de la culture dite «passive», la culture vivante reste un facteur de cohésion sociale. Un plaisir qui ne saurait être solitaire et qui finalement ne vit donc que par le partage. Partage avec les artistes bien sûr, mais partage parmi le public aussi, avec à la clé, ce sempiternel lien social, si souvent mis à mal par la modernité de nos sociétés contemporaines, et que la culture a puissamment contribué à préserver.

Ciment social

«Ce qui se joue en ce moment c’est en effet la cohésion de nos sociétés, affirme encore Thomas Lécuyer. La culture vivante c’est ce qui fait le tissu social et ce qui a disparu depuis une année - et c’est dramatique - c’est bel et bien la notion de partage».

«On a l’impression de s’être retrouvés dans une espèce de dystopie, dans une société qui a viré au cauchemar, effrayante et sans culture, déplore Anne-Catherine Barret. On se dit que peut-être la solidarité dont les membres de cette société auront fait preuve servira en quelque sorte à “sauver les meubles” et compenser l’absence de culture qui est un ciment social indispensable».

Société sans futur?

Comme tout le monde le philosophe et enseignant à l’UNIL Dominique Bourg a vécu cette année étrange avec difficulté, se repliant sur ses proches et ses projets d’écriture pour laisser passer la vague. Pour lui aussi, la situation actuelle a un petit parfum de dystopie effrayante.

«Au fond avec ce quotidien sans culture, analyse-t-il, l’idéologie néo-libérale a créé le monde qu’elle voulait, un monde réduit au travail et à la production qui sont les deux seuls secteurs qui fonctionnent encore et que l’on a bien voulu sauver. C’est l’acmé de la société néo-libérale où les humains ne sont réduits qu’à leur travail, avec une déshumanisation de la société».

Les acteurs de la culture lausannoise ne s’y sont d’ailleurs pas trompés. En défilant la semaine dernière dans les rues de la ville à l’instar de leurs autres collègues romands, ce n’est pas seulement leur biftek qu’ils défendaient mais bel et bien une certaine conception de la société et du vivre ensemble. Leur slogan? «No culture, no future»!