«Placer des logiciels espions revient à mettre en place un traitement de données personnelles, présumé illicite dans le cadre des rapports de travail»
Philippe Ehrenström, avocat
Avec le Covid, la généralisation du travail à distance est de plus en plus vécue comme la panacée permettant à la fois de protéger le plus grand nombre tout en garantissant la pérennité des services.
Seulement voilà. Comment pour un employeur garantir que le travail pour lequel il paie est correctement fait? En clair, comment dépister les tricheurs? Pour beaucoup, la mise en place de mouchards à l’intérieur des ordinateurs des employés peut être une solution. Et en la matière, la technologie offre de quoi faire, entre les outils qui enregistrent tout ce qui est tapé sur votre clavier, ceux qui mesurent le temps passé sur chaque logiciel, ceux qui toutes les 5 minutes envoient des captures de votre écran à votre patron et même ceux qui vous photographient allègrement, à l’insu de votre plein gré...
Base légale
Aux Etats-Unis, durant la phase aiguë de la crise du Covid, les ventes de ces logiciels ont même été multipliées par... 50, et il y a fort à parier qu’en Suisse, ces mouchards informatiques aient également connu quelque succès. Reste une interrogation: cette surveillance informatique est-elle légale en Suisse?
Novartis par exemple, vient d’autoriser le télétravail permanent à ses employés, ceux-ci acceptant en échange d’installer sur leur ordinateur un logiciel qui permet de mesurer leur activité.
Chez nous, en dehors de quelques réglementations consacrées aux fonctionnaires de certains cantons, la seule base existante est l’ordonnance 3 relative à la loi sur le travail, datant de 1993 et dont l’article 26 précise explicitement: «Il est interdit d’utiliser des systèmes de surveillance ou de contrôle destinés à surveiller le comportement des travailleurs à leur poste de travail» ajoutant que dans le cas où ces dispositifs s’avéraient nécessaires, ils «doivent être conçus et disposés de façon à ne pas porter atteinte à la santé et à la liberté de mouvement des travailleurs».
Une ordonnance confortée à plusieurs reprises par la jurisprudence, comme cet arrêt du Tribunal fédéral de 2013, donnant tort à la Protection civile du Tessin, qui avait équipé d’un logiciel l’ordinateur d’un employé qui passait indûment trop de temps devant son ordinateur.
«Placer des logiciels espions revient à mettre en place un traitement de données personnelles, analyse l’avocat Philippe Harald Ehrenström. Dans le cadre de rapports de travail, ce traitement est présumé illicite, sauf motif justificatif, par exemple en rapport avec l’exécution du travail ou avec le consentement de la personne concernée, dans le respect des principes généraux, dont celui de la proportionnalité.» Et d’ajouter: «un employeur a probablement un motif légitime de vérifier que le travail s’effectue correctement. Mais il est probable que les logiciels espions aillent trop loin pour que l’objectif soit atteint, surtout au regard du principe de proportionnalité».
Dans un arrêt qui concerne l’Espagne, la Cour européenne des droits de l’homme aboutissait à des conclusions similaires: «Cet arrêt explique bien que les mesures prises par un employeur doivent être nécessaires, le moins intrusives possible et que l’employé doit en être nécessairement informé», explique Aurélien Witzig, chargé d’enseignement à l’Université de Genève et auteur du livre «Droit du travail», publié en 2018.
De fait, le consentement d’un employé suffit-il à légitimer légalement la mise en place de logiciels espions en cas de télétravail? Probablement pas: Le Code des obligations suisse insiste sur la protection du travailleur, son droit à la vie privée et la préservation de sa santé, mise en danger quand on se sait surveillé en permanence. «Même si un employé dit «oui» à l’installation de logiciels espions, il y a un problème, analyse l’avocat Philippe Harald Ehrenström. Car dès lors qu’un consentement s’exerce au détriment du travailleur, il n’est plus valable».
Défiance
Reste enfin, au-delà du droit, la question du management des ressources humaines, l’installation d’un logiciel espion induisant par définition une défiance dans la relation qui lie employeur et employé. «Je dis toujours que si un employeur n’a pas confiance en son employé il vaut mieux ne pas faire de télétravail» conclut Aurélien Witzig. Mais ça, c’était avant qu’une pandémie surgie du fin fond de la Chine ne perturbe profondément nos manières de vivre et de travailler.