Les sans-papiers auront-ils une "carte d'identité" municipale?

LAUSANNE • Alors que Zurich et La Chaux-de-Fonds avancent à grands pas en direction d’une City Card pour les sans-papiers, l’extrême gauche fait le forcing pour que Lausanne leur emboîte le pas. La Ville se dit prête à se pencher sur la question, non sans émettre de nombreuses réserves.

  • Une carte d’identité municipale garantirait aux sans papiers l’accès à des droits élémentaires. DR

    Une carte d’identité municipale garantirait aux sans papiers l’accès à des droits élémentaires. DR

«Les sans-papiers ne votent pas et ne pèsent auprès de personne»

Joaquim Manzoni, membre du POP Lausanne

En ce domaine comme en bien d’autres, la crise du Covid a fait office de révélateur. Quand la Confédération a mis en place une procédure de vaccination pour tous qu’elle a elle-même financée, une catégorie de la population s’en est trouvée de facto exclue. Les personnes sans permis de séjour, qui faute de carte d’assurance n’ont pu y prétendre, au point que de nombreux cantons ont dû improviser dans l’urgence, car avec ou sans papiers, un être humain reste propagateur du redoutable virus.

Avec une City Card, cette situation ne se serait jamais produite. La City Card, c’est en fait une pièce de légitimation «semi-officielle» délivrée par les municipalités et qui permet aux personnes démunies de titre de séjour d’avoir accès à des prestations de base: accéder aux soins et se faire vacciner donc, mais aussi ouvrir un compte en banque, déposer une plainte, déclarer un accident de travail, ou au logement etc. ..

Une «occasion manquée» pour Lausanne

L’idée n’est pas nouvelle. Aux Etats-Unis, les sans-papiers de New York y ont accès depuis 2014 et en Suisse, le Conseil général de La Chaux-de-Fonds en a accepté le principe en février dernier, tandis que la Ville de Zurich vient de débloquer un crédit de 3,2 millions de francs pour examiner la faisabilité du projet.

Quant à Lausanne, le principe d’une City Card a été porté depuis longtemps par l’extrême gauche, dont le député Claude Calame a déposé, en 2017 déjà, un postulat intitulé «Pour une pièce d’identité municipale à Lausanne». «C’était une occasion manquée pour Lausanne, se souvient le conseiller communal de l’époque. Mon postulat avait été refusé en commission très nettement par les socialistes qui s’étaient clairement prononcés contre. Et par les Verts qui avaient exprimé des réticences. Au final, je me suis retrouvé quasi seul à voter sur ce projet et l’objection que l’on m’avait faite est que cette City Card n’avait pas de valeur juridique. Or pour moi, elle a non seulement une valeur pratique pour la vie quotidienne des personnes sans permis de séjour, mais aussi une valeur symbolique pour le travail qu’ils fournissent et leur contribution à la communauté lausannoise…»

Cinq ans plus tard, les choses ne semblent guère avoir évolué et les 10 à 15’000 sans-papiers de Lausanne dont certains émargent aux cotisations sociales, devraient attendre encore longtemps pour bénéficier d’un sésame qui pourrait largement leur faciliter la vie.

L’extrême gauche en tout cas n’entend pas en rester là et remet l’ouvrage sur le métier. «Il est grand temps de faire quelque chose, lance le popiste lausannois Joaquim Manzoni qui s’implique de longue date dans cette cause. Les autres villes de Suisse, dont La Chaux-de-fonds et Zurich, sont en train de bouger. Berne aussi avance là-dessus, il faut donc que Lausanne en fasse de même».

Le texte-type d’un postulat en faveur de la City Card vient ainsi d’être publié sur le site du syndicat SUD à l’intention des communes qui souhaiteraient s’en inspirer. Un texte qui a d’ores et déjà reçu le soutien explicite du municipal David Payot. Quant à la nouvelle municipale en charge de la cohésion sociale, Emilie Moeschler, elle se dit prête à «se pencher à nouveau sur cette question dans le contexte lausannois».

Non sans assortir cet intérêt de principe de multiples précautions: «Toute réflexion à ce sujet devrait se faire en prenant en compte les expériences en cours de telles cartes d’identité pour toutes et tous, notamment dans certaines villes américaines comme New York, tout en prenant en considération le contexte lausannois, fort différent. Par ailleurs, la réflexion devra également prendre en compte les offres déjà existantes à Lausanne et clarifier ce qu’une telle carte apporterait concrètement de plus aux personnes sans permis de séjour, tout en pondérant ces éléments avec les éventuels risques pour les bénéficiaires».

Déficit démocratique

Comment dès lors expliquer une telle frilosité, dans une ville dont l’électorat et la Municipalité penchent largement à gauche depuis des décennies. Pour le popiste Joaquim Manzoni la réponse est évidente: «En Suisse, il y a un déficit démocratique vis-à-vis des étrangers qui n’ont pas toujours le droit de vote et plus particulièrement vis-à-vis des sans-papiers. Les sans-papiers ne votent pas et donc ne pèsent auprès de personne.»

Gauche où es-tu? L'éditorial de Charaf Abdessemed

«Une occasion manquée pour Lausanne», c’est ainsi que l’ancien conseiller communal Claude Calame commente le rejet de son postulat «Pour une pièce d’identité municipale à Lausanne» (lire ci-contre). C’était en 2017. Quatre ans plus tard, la situation n’a guère avancé, alors que Zurich, Berne et La Chaux-de-Fonds avancent résolument vers un projet qui permettrait aux personnes sans permis de séjour de pouvoir accéder à des prestations de base.

Etonnamment, Lausanne reste particulièrement frileuse sur ce sujet, alors que l’on a connu la Municipalité, pourtant largement à gauche, bien plus entreprenante sur des thématiques parfois au moins aussi, si ce n’est bien plus clivantes. Il en va donc ainsi de la gauche, pour laquelle la lutte des classes semble être passée au second plan au profit de la défense de sujets environnementaux ou de la défense des minorités.

Minorité, les sans-papiers le sont pourtant, mais invisibles et sans pouvoir électoral. La défense des intérêts de ce lumpen prolétariat qui rend pourtant service à la communauté, incombe désormais à la seule extrême gauche de la ville, qui a le mérite et le courage de porter, seule sur ce sujet, l’étendard de valeurs universelles et humanistes.