Les chauffeurs de taxi malmenés par la libéralisation

Les chauffeurs de taxi lausannois sont dans une guerre ouverte contre les autorités.

En cause, des mesures de libéralisation qui déroulent un tapis rouge à Uber et aux taxis hors agglomération.

Résultat: beaucoup craignent de ne plus pouvoir vivre de leur profession. Témoignages et amertume.

  • Les chauffeurs de taxi lausannois dénoncent une précarisation croissante. VERISSIMO

    Les chauffeurs de taxi lausannois dénoncent une précarisation croissante. VERISSIMO

«Moi, chauffeur anti-Uber forcené, je vais me retrouver à devoir faire… du taxi Uber pour survivre»

Un chauffeur de taxi lausannois

Corporatiste, individualiste, contestataire… Souvent décriée, criant volontiers misère, la profession de chauffeur de taxi a de longue date habitué le grand public à ses perpétuelles revendications, coups de gueule et autres actions coup de poing. Au point qu’à force de crier au loup, on pourrait presque ne plus la croire. Seulement voilà, le malaise qui règne au sein des chauffeurs de taxis lausannois est aujourd’hui palpable, et leurs échanges avec les différentes autorités tournent de plus en plus au vinaigre. «90 % des chauffeurs vivent déjà grâce à l’aide sociale pour compléter leur revenu», dénonce l’un d’entre eux. «Si les choses continuent comme ça, nous sommes voués à la disparition pure et simple. D’ici le mois d’avril, le métier sera mort, et personne n’aura rien fait pour le sauver, bien au contraire», pronostique un autre, visiblement excédé.

Et si pour une fois ils disaient vrai? Et si leur profession était effectivement menacée de disparition? Dans le contexte actuel, deux éléments laissent à penser qu’effectivement la profession à défaut de disparaître purement et simplement, est à l’aube de bouleversements majeurs qui risquent bel et bien de laisser sur le carreau nombre des actuels chauffeurs de taxi.

Uber et contre tous

D’abord, et ce n’est pas le moindre, il y a Uber qui donne lieu à une solide foire d’empoigne avec le municipal Pierre-Antoine Hildbrand, président de l’Association de communes de la région lausannoise pour la réglementation du service des taxis, accusé de dérouler un tapis rouge à l’entreprise. Au printemps dernier, l’association a ainsi officiellement reconnu Uber comme central d’appel, ce qui lui permet de distribuer les courses à tous ses chauffeurs qui ont obtenu une autorisation d’exercer.

«Le taxi Uber, c’est comme le cannabis, comme, on n’arrive pas à le contrer, on l’autorise sous forme de taxis «light», explique désabusé, un chauffeur qui requiert un “anonymat scrupuleux”. Les conséquences sont incontrôlables, car désormais, moyennant 300 francs à la Blécherette, il est très facile à tout chauffeur Uber d’obtenir un permis professionnel, le fameux carnet indispensable à la profession. A ma connaissance, même si c’est à titre provisoire, ils seraient d’ailleurs une centaine à l’avoir et qui viennent s’ajouter aux 240 taxis conventionnels, même s’ils n’auront ni bonbonne ni taximètre». Et de conclure : «Si vous y ajoutez que Uber ne paye ni charges sociales et très peu d’impôts chez nous, vous avez tous les ingrédients d’une concurrence déloyale. Comment voulez-vous survivre avec ça?»

«On nous vole des clients»

Signe de l’exacerbation du conflit: alors que le 20 novembre dernier la Cour constitutionnelle vaudoise entérinait la modification du Règlement intercommunal sur le service de taxis (RIT), soumise à un recours introduit par deux groupements de taxis (comprenant une septantaine de chauffeurs à titre individuel), les chauffeurs annoncent dans un communiqué au vitriol l’introduction d’un recours au Tribunal fédéral, dénonçant un «aveuglement communal et cantonal face aux enjeux».

Car les communes ne sont pas seules dans le collimateur des chauffeurs de taxi. Le canton lui aussi est blâmé. En cause, la loi vaudoise sur les taxis/Voiture de transport avec chauffeur (VTC), débattue ce mois-ci au Grand conseil, et accusée d’ouvrir la voie à une «libéralisation sauvage». Une de ces dispositions, plus particulièrement, entretient l’ire des chauffeurs lausannois. Celle qui, dans une logique d’ouverture à la concurrence, ouvre la possibilité aux taxis qui déposent à Lausanne des clients en provenance d’une autre agglomération, de charger un passager local en repartant. «Cela nous vole des clients, il n’y a pas d’autre mot, s’insurge un autre chauffeur, en exercice depuis 15 ans. Chaque fois qu’un taxi qui vient de l’extérieur repart avec un client pour Morges, je perds 70 francs! Imaginez ce que cela peut faire à la fin du mois?» Là encore, un recours est d’ores et déjà annoncé si la loi venait à être adoptée en l’état.

Amers, nombre des chauffeurs rencontrés n’y croient pourtant plus, au vu des déconvenues judiciaires que la profession enregistre année après année. «La profession telle qu’on l’a connue connaît ses derniers mois pronostique l’un d’entre eux, très pessimiste. Le comble, c’est que moi, chauffeur anti-Uber forcené, je vais probablement me retrouver à devoir faire… du taxi Uber pour survivre».

Editorial : d’un monopole à l’autre...

Contestataires et insatisfaits, ils râlent, ils pleurnichent, ils protestent, ils crient toujours misère et menacent de casser la baraque. Mais leur profession - après tant d’autres - est en passe de devenir emblématique des dégâts conjugués de la libéralisation et de l’effet des nouvelles technologies. Premier visage d’une ville aux yeux de ceux qui y débarquent, les chauffeurs de taxi sont malmenés par la future loi cantonale sur les taxis et l’arrivée de Uber qui ouvrent leur profession à la concurrence. Celle-ci présente deux facettes: l’une déloyale car à l’instar des GAFA, les entreprises de la nouvelle technologie, mondialisées et délocalisées, ne sont pas soumises aux mêmes contraintes que les locaux en termes d’impôts et de prélèvements sociaux. L’autre facette de la concurrence est en revanche tout à fait loyale: elle porte sur les prix, bien sûr, et surtout sur la qualité des services, un domaine où nos chauffeurs de taxis lausannois ont bien des reproches à se faire, tant, longtemps protégés par un monopole de fait, ils se sont permis parfois tout, et souvent n’importe quoi, au grand mécontentement de leur clientèle.

Le résultat est prévisible, et les pouvoirs publics ne pourront le balayer d’un revers de main: c’est toute une profession qui sera jetée dans la précarité. Souvent peu formée, elle aura bien du mal à se recycler et pour les plus âgés, à se réinsérer dans le marché de l’emploi. Sauf à franchir le rubicond et à, comme le déplorent déjà certains, se résigner à recourir à Uber pour... proposer leurs services.

Le risque c’est qu’au bout du processus, on aura réussi le tour de force de remplacer un monopole par un autre, avec au bout du compte, des personnes précarisées, et des bénéfices thésaurisés par une seule entité.