Covid: la Suisse sous le régime de la dictature... Vraiment?

Depuis le début de la pandémie, nos libertés sont entravées, même si la vie démocratique se déroule correctement.
Commerçants, politiciens, conspirationnistes... Nombre d’acteurs sociaux crient pourtant à la dictature.
Mais que cache ce terme qui renvoie à de multiples enjeux, politiques, économiques et sociétaux?

  • «Est-ce que vraiment (Alain Berset) a l’air d’un dictateur? Moi, je n’ai pas l’impression», a lancé Guy Parmelin en désignant son collègue. KEYSTONE

    «Est-ce que vraiment (Alain Berset) a l’air d’un dictateur? Moi, je n’ai pas l’impression», a lancé Guy Parmelin en désignant son collègue. KEYSTONE

«Le mot est exagéré, mais il renvoie à une vraie crispation»

Oscar Mazzoleni, politologue, Université de Lausanne

C’est la petite musique qui monte et qui se fait de plus en plus entendre. Nous sommes en dictature! Envolée notre liberté, mise entre parenthèse notre bonne vieille démocratie! Partout, rôdent des forces obscures qui à la faveur de la crise sanitaire, ne cherchent qu’à brider notre liberté de circuler, de commercer, d’interagir même!

Etonnante rengaine au moment où les élections et votations un peu partout dans le pays se déroulent tout à fait normalement, et ce en dépit d’une pandémie à l’ampleur inattendue. La faute en revient d’abord aux... autorités fédérales qui, les premières, ont avancé le vilain mot. «Il ne faut pas aller vers une dictature sanitaire», avait ainsi au plus fort de la crise imprudemment lancé le conseiller fédéral Alain Berset, comme pour se dédouaner des impopulaires mais nécessaires et tâtonnantes mesures de restriction adoptées pour faire face à la propagation du virus.

UDC à fond la caisse

Paradoxalement, au plus fort de la crise au printemps 2020, au moment même où l’activité des parlements fédéral et cantonaux était suspendue, où le Conseil fédéral prenait des décisions sans réelle concertation, le mot trouvait bien moins d’écho qu’aujourd’hui. L’UDC c’est vrai, en fait ses choux gras ces dernières semaines en reprenant l’accusation de dictature à l’envi, avec dans son viseur, l’infortuné Alain Berset, quoique secouru par son collègue... UDC Guy Parmelin qui le voyait mal à son âge entamer une carrière de dictateur.

«Il y a une année les acteurs politiques ont eu beaucoup de mal à se positionner et à se rendre visibles, analyse le politologue lausannois Oscar Mazzoleni. Nous assistons aux difficultés du Conseil fédéral de gouverner et de faire suivre ses décisions d’une forte légitimité comme c’était le cas au début de la pandémie. Les acteurs politiques perçoivent ces difficultés et certains utilisent le label de “dictature” pour attaquer et regagner de l’espace politique».

Une fenêtre de tir politique qui trouve bien évidemment ses soubassements dans des restrictions réelles et dictées par l’épidémie: si la liberté d’expression reste totale à l’instar de ce qui a prévalu par le passé, les libertés de circulation sont restreintes, mais aussi d’association puisqu’il n’est pas possible de se réunir à plus d’une dizaine de personnes. «La situation sanitaire a conduit l’Etat à imposer de sévères restrictions aux droits fondamentaux, comme la liberté de se réunir et la liberté de travailler et d’entreprendre. Il serait dangereux d’y ajouter à présent artificiellement des entraves à la liberté d’expression, avertit le conseiller national PLR Olivier Feller. L’espace dédié à la critique, positive ou négative, des actions des gouvernants doit être conservé. Le débat démocratique doit rester vigoureux, les contre-pouvoirs doivent pouvoir continuer de jouer le rôle prévu par les institutions».

Milieux économiques

Si le débat démocratique demeure «vigoureux», c’est le moins que l’on puisse dire, l’accusation de dictature, instrumentalisée politiquement, trouve sans aucun doute un écho particulier dans... les milieux économiques, en particulier chez les restaurateurs et les petits commerçants, très impactés par la crise. Tout simplement parce que la liberté de commerce à bel et bien été entravée comme jamais.

«La décision de contraindre la liberté de commercer et de consommer affecte le bien-être des individus, analyse Oscar Mazzoleni. L’idée que le gouvernement puisse interrompre l’activité économique était totalement inimaginable. Le problème c’est que en contrepartie, le soutien annoncé n’est pas arrivé selon le rythme prévu. Les acteurs économiques se sont donc sentis trahis, ce qui provoque des réactions de type “dénonciation de dictature”.»

Si on y ajoute le sempiternel arrière-fond conspirationniste qui fait florès sur les réseaux sociaux, surfant sur l’idée d’un gouvernement subordonné aux entreprises pharmaceutiques, on obtient ainsi le tableau d’une dénonciation qui prospère et ce au moment même où, passée la sidération du printemps 2020, on commence à entrevoir le bout du tunnel de la crise. «Le terme de dictature est loin de correspondre à la situation actuelle de la Suisse, résume le politologue Oscar Mazzoleni. Mais dans une situation exceptionnelle, on utilise des termes exceptionnels. Celui-ci reflète une situation très crispée, en termes de survie de la société en général mais qui illustre aussi la difficulté actuelle de la politique suisse à trouver des réponses qui puissent être suivies de manière large dans la société.»