«Suisses, n’oubliez pas que vous avez des enfants!»

- Âgé de 84 ans, figure emblématique du socialisme européen, l’ancien premier ministre français Michel Rocard demeure un européen convaincu.
- Pour cet observateur averti du spectacle du monde, avec les bilatérales la Suisse ne fait qu’appliquer ce que font tous les pays de l’Union européenne.
- Il estime que le projet européen garde toute son importance dans un monde en profonde mutation. Et que la Suisse ne pourra y échapper.

  •  Michel Rocard estime que désordre social et populisme vont augmenter en Europe . CHARAF

    Michel Rocard estime que désordre social et populisme vont augmenter en Europe . CHARAF

«Aujourd’hui, l’Europe politique est morte»

Il y a un peu plus de 20 ans, la Suisse refusait d’adhérer à l’Union Européenne. Aujourd’hui, bien peu de personnes chez nous regrettent cette décision…

C’est la moindre des choses que les Suisses fassent preuve de scepticisme. Partout, et pas seulement chez vous, l’Europe n’exerce plus la même fascination, car on prend conscience que l’Europe politique est en train de mourir…

Depuis, la Suisse s’est engagée dans une erratique voie de négociations bilatérales avec l’Europe, par laquelle elle prend « à la carte » ce qui lui convient…

Il n’y a là rien d’étonnant. Au fond, votre pays n’a fait qu’adopter le même comportement que l’Angleterre bien sûr, et que presque tous les autres pays d’Europe, y compris parfois d’ailleurs l’Allemagne.

Comment expliquez-vous cette évolution ?

Cela découle du fait que l’Europe, pour avancer, doit réunir à chaque fois l’unanimité de ses membres. Au fond, l’erreur a été faite lorsque l’on est passé de la Communauté Européenne du Charbon et de l’Acier à la Communauté Economique Européenne sans renforcer le système de décision politique, et surtout sans réviser cette règle de l’unanimité. La deuxième erreur a été d’accepter l’Angleterre, point sur lequel le général de Gaulle avait raison. Le résultat de tout cela, c’est qu’aujourd’hui, l’Europe politique est incontestablement morte.

Il y a quatre mois, la Suisse adoptait en votation populaire une initiative qui vise à limiter l’immigration, y compris en provenance d’Europe…

Votre pays se conduit comme tout le monde a envie de se conduire en Europe et au fond, c’est son droit. Mais il serait intelligent de ne pas oublier d’une part que le continent vieillit et d’autre part qu’il y a des métiers que personne ne veut faire. Vous allez manquer de domestiques, de travailleurs dans le bâtiment, dans la santé…

Celui qui  a naguère affirmé que la France ne pouvait « accueillir toute la misère du monde » comprend-il toutefois la position helvétique ?

En fait, et je l’ai dit des centaines de fois, cette citation a été tronquée. « La France ne peut accueillir la misère du monde, mais elle doit en prendre fidèlement sa part », telle est la phrase complète. Je ne crois pas que le monde riche puisse s’isoler du monde des pauvres en négligeant l’aide qu’il lui doit, ce serait même dangereux. C’est valable pour l’Europe et c’est valable pour la Suisse.

Vue de Suisse, la crise actuelle conforte les choix qui ont été faits de gérer l’économie avec rigueur et en limitant les déficits publics… Au point que le pays affiche une santé économique insolente…

Moi je dis, bravo et bonne chance. Votre pays a su se protéger, fut-ce aux dépens des autres. Mais vous avez des enfants et des petits-enfants et la survie du continent exige qu’on ne pense pas qu’à l’argent. D’autant que si vous vous êtes efficacement protégés, vous n’avez pas plus que personne compris ce qui se passait.

Alors, comment en est-on arrivé là ?

Cette crise est l’une des conséquences désastreuses du monétarisme, en termes d’endettement et de déficit public. D’origine américaine, elle est arrivée sur l’Europe sans que celle-ci comprenne ce qui se passait et sans qu’elle y soit préparée. Ce monétarisme qui est au fond un anarchisme de droite dans le sens où il réfute tout rôle et toute légitimité à l’Etat, a réussi à mettre le monde dans une crise épouvantable. Tout simplement parce que ses paradigmes de base sont faux. Il s’effondre aujourd’hui avec perte et fracas…

Avec pour conséquence la montée des populismes dans toute l’Europe…

Absolument : le monétarisme et la dérégulation financière ont abouti à un rapt des richesses de la collectivité avec comme prix le désordre social et le populisme. Des guerres sont de plus en plus probables, il n’y a qu’à voir l’augmentation des budgets d’armement à travers le monde pour en prendre conscience. La Suisse n’a bien entendu pas été responsable de ça, sauf et ce n’est pas négligeable, à travers la participation de ses banques.

L’Union européenne qui se veut garante de la sécurité et de la prospérité du continent, n’a pas réussi à empêcher tout cela…

Oui, incontestablement. La France est petite, mais elle a sa part de responsabilité, même si la plus grande part revient à la Grande Bretagne qui  s’est acharnée à empêcher que l’Europe ne se renforce. La Suisse est un pays trop ancien, trop cultivé, trop respectable trop  riche aussi, pour rester longtemps à l’écart de tout ça. Elle attend que l’orage passe, mais quand celui-ci éclatera, elle sera inévitablement dedans. Car il n’y a qu’une seule certitude : nous irons vers l’abime tous ensemble !

Comment sortir de là ?

Lorsqu’on étudie les conditions d’émergence et de déclin des civilisations, il apparaît clairement nous nous sommes en train, en Europe, et Suisse y comprise, d’entamer notre deuxième grand déclin historique. Bientôt, l’Asie va prendre une part majeure de la production et du commerce mondial, elle va devenir dominante au FMI, à la Banque mondiale, et même au Conseil de sécurité de l’ONU. Or, la crise actuelle exige une réponse mondiale, qui ne pourra venir que de l’Amérique et de la Chine. Pour tenir face à tout cela, les Européens doivent admettre que le cancer du monde s’appelle « souveraineté nationale » et que seul un géant peut jouer un rôle sur le cours des événements : ce géant, c’est l’Europe, qui compte un demi milliard d’habitants, qui a la population la plus éduquée du monde, même si ce n’est plus pour longtemps… En outre, l’Europe a des responsabilités mondiales, comme au Mali ou dans d’autres contrées. Libre à la Suisse de fuir tout ça, mais je reste le militant d’un continent capable de faire face à ses responsabilités.

Vous portez un regard assez noir sur l’avenir, l’Homme n’apprend-il donc jamais ?

Il n’est pas noir, c’est simplement le regard de quiconque lit assez pour savoir. Mais je n’aime pas le mot « jamais », qui est contraire à mon optimisme congénital. La démocratie fut inventée par les Athéniens, on l’a perdue de vue pendant 1000 ans avant de la redécouvrir. Les droits de l’Homme sont intimement liés au christianisme, aujourd’hui ils sont à la baisse, mais je ne doute pas qu’ils reviendront un jour où l’autre…